Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 18 avril 2011

Clefs pour comprendre Katyn

Clefs pour comprendre Katyn

par Jean-Gilles MALLIARAKIS

Ex: http://www.insolent.fr/

Katyn.jpgOn projette donc le très beau film "Katyn" ce 14 avril (1) sur la chaîne franco-allemande Arte. Au-delà de l'œuvre de Wajda elle-même (2), de son scénario, tiré d'un roman mais aussi de l'expérience personnelle du cinéaste dans la Pologne communiste d'après-guerre, il faut considérer l'Histoire. Celle-ci accable non seulement Staline personnellement mais, d'une manière plus générale, le communisme international. Au premier rang en occident le parti le plus servile, le parti français, le parti de Maurice Thorez et de Jacques Duclos partage 100 % de la culpabilité de son maître. Et il faut y ajouter une circonstance aggravante. Car, après la Pologne en 1939, abandonnée par les radicaux-socialistes en charge à Paris de la conduite de la guerre, le sort de la France suivit en 1940.

Et si le débarquement anglo-américain, épaulé par 14 autres nations alliées, a permis en 1944 la libération territoriale de l'Hexagone, au contraire, l'Europe orientale dans son ensemble demeura jusqu'en 1991 contre son gré sous la botte de l'URSS copartageante, en vertu d'accords dont Moscou fut l'initiatrice.

Doit-on dire qu'il ne faut "jamais l'oublier" ?

Hélas, pour garder un événement en mémoire encore faut-il en avoir eu connaissance. Or l'Histoire officiellement enseignée dans le contexte de la république jacobine reste sur ce sujet très discrète. Embargo jusqu'à la chute du communisme, modestie depuis.

Rappelons donc que le 23 août 1939 fut signé à Moscou un prétendu pacte de non-agression. Il était signé par Joachim von Ribbentrop, qui sera pendu à Nuremberg en 1946 et le commissaire du peuple Viatcheslav Mikhaïlovitch Molotov. Celui-ci dirigera encore la diplomatie de son pays après la guerre et mourra dans son lit en 1986. Il se nouait alors une véritable alliance officielle entre Hitler et Staline. Le premier était resté à Berlin, alors que le second se congratulait avec le ministre des affaires étrangères du Reich. Elle ne fut aucunement rompue par Moscou mais par l'Allemagne. Staline le soulignera encore dans son discours du 3 juillet 1941. Le "génial" dictateur communiste figure hilare sur la photo de famille prise à Moscou pendant que son ministre paraphe le traité. Pendant la nuit était convenu un protocole (alors] secret, précisant le partage non seulement de la Pologne mais de toute l'Europe à l'est de la Vistule.

Katyn_-_Wajda.jpg

Or ce document sera complété et aggravé par l'entrée en guerre effective de la l'URSS contre sa malheureuse voisine le 17 septembre et la chute de Varsovie le 19. Le film de Wajda commence donc par cette jonction historique de la Wehrmacht et de l'Armée rouge, "scellant dans le sang", l'expression est de Staline lui-même, la complicité des deux agresseurs.

Mais pour comprendre Katyn, c'est-à-dire le massacre des élites polonaises par la barbarie communiste, il faut aussi comprendre la marque spécifique que celle-ci donna à son ensemble de crimes.

C'est l'URSS en effet qui chercha et imposa la disparition de l'État polonais. Le 28 septembre elle finalisera son projet en faisant signer à Ribbentrop un avenant déplaçant la ligne de démarcation entre les deux empires, bloquant, pour ce qui allait devenir le 8 octobre 1939, le "Gouvernement général" de Pologne, toute perspective d'accès à la mer. Ceci permit à l'empire stalinien naissant de compléter sa propre mainmise sur les pays baltes, en rétrocédant au Reich une portion de territoire.

"L'alliance Staline Hitler" (3) avait été pensée, théorisée et appliquée à Moscou avec beaucoup de méthode, jusqu'à sa rupture en juin 1941 du seul fait de l'Allemagne.

La prophétie de Toukhatchevski de 1920 : "la révolution mondiale passera sur le cadavre de la Pologne" se réalisa donc 20 ans plus tard avec la collaboration des nazis. Vaincue sur la Vistule, l'Armée rouge obtenait sa revanche sur le tapis vert.

Pendant toute la période 1940-1990 Moscou œuvra pour conserver ses acquis.

Soulignons que la conférence de Yalta de février 1945 aboutit à cet égard à une "déclaration sur l'Europe libérée" permettant à l'URSS de conserver tous les avantages territoriaux de la période 1939-1941, et donc de déplacer à son profit les frontières de 1938 – au nom desquelles l'occident était entré en guerre. Prétendre qu'il ne se serait rien passé en cette occasion relève de la désinformation : les Alliés se sont accordés pour entériner la "situation politique nouvelle" résultant de la "libération par l'Armée rouge". Les accords de Potsdam d'août 1945, entre Truman, Bevin et Staline ont consolidé ce principe, après la disparition de Roosevelt et la victoire des travaillistes aux élections britanniques.

Dans ce cadre un gouvernement communiste fut imposé au peuple-martyr. On appelle cette formule la "Pologne nouvelle", appuyée par la canaille, précisément contrôlée par les organes dits "de sécurité" du système soviétique. Ceux-ci ont travaillé soigneusement à l'éradication de la "Mémoire" : celle du peuple polonais s'est maintenue, en dépit d'une répression abominable à l'encontre des récalcitrants.

Hélas en Europe occidentale, et singulièrement en France, les mêmes réseaux ont rencontré beaucoup plus de complaisances auprès des beaux esprits bien connus.

JG Malliarakis


Apostilles

  1. le 14 avril à 20h40 Rediffusion le 19 avril à 01h30.
    http://www.arte.tv/fr/semaine/244,broadcastingNum=1260026,day=6,week=15,year=2011.html
  2. à la sortie de laquelle en France nous avons consacré deux articles → L'Insolent du 8 avril 2009 "Katyn un film magnifique de Wajda" Je voulais ce matin évoquer Katyn en commençant par le film de Wajda projeté cette semaine encore dans 13 salles seulement de notre hexagone. → et L'Insolent du 9 avril 2009 "Katyn le poids historique du mensonge et du crime" Le film de Wajda évoqué hier s'inscrit dans un certain contexte mémoriel et politique. Comme le déclare le cinéaste lui-même : "il ne pouvait être réalisé plus tôt, tant que la 'Pologne populaire' existait".
  3. Ashs Sous ce titre paraîtra un ouvrage de l'auteur de ces lignes retraçant le contexte de la politique soviétique pendant toute l'entre deux guerres. Il comprend en annexe, et expliquant, plus de 80 documents diplomatiques, caractéristiques de cette alliance. Il sera en vente à partir du 15 mai au prix de 29 euros. Les lecteurs de L'Insolent peuvent y souscrire jusqu'au 30 avril au prix de 20 euros, soit en passant par la page spéciale sur le site des Éditions du Trident, soit en adressant directement un chèque de 20 euros aux Éditions du Trident 39 rue du Cherche Midi 75006 Paris. Tel 06 72 87 31 59.

Puisque vous avez aimé l'Insolent

Aidez-le par une contribution financière !

dimanche, 12 septembre 2010

Relire Soljénitsyne

ASOL1-110213.jpg

Robert STEUCKERS :

Relire Soljénitsyne

 

Conférence tenue à Genève, avril 2009, et au « Cercle de Bruxelles », septembre 2009

 

Pourquoi évoquer la figure d’Alexandre Soljénitsyne, aujourd’hui, dans le cadre de nos travaux ? Décédé en août 2008, Soljénitsyne a été une personnalité politique et littéraire tout à la fois honnie et adulée en Occident et sur la place de Paris en particulier. Elle a été adulée dans les années 70 car ses écrits ont servi de levier pour faire basculer le communisme soviétique et ont inspiré, soi-disant, la démarche des « nouveaux philosophes » qui entendaient émasculer la gauche française et créer, après ce processus d’émasculation, une gauche anti-communiste, peu encline à soutenir l’URSS en politique internationale. Après cette période d’adulation presque sans bornes, la personne d’Alexandre Soljénitsyne a été honnie, surtout après son discours à Harvard, essentiellement pour cinq motifs : 1) Soljénitsyne critique l’Occident et ses fondements philosophiques et politiques, ce qui n’était pas prévu au programme : on imaginait un Soljénitsyne devenu docile à perpétuité, en remercîment de l’asile reçu en Occident ; 2) Il critique simultanément la chape médiatique qui recouvre toutes les démarches intellectuelles officielles de l’Occident, brisant potentiellement tous les effets de la propagande « soft », émanant des agences de l’ « américanosphère » ; 3) Il critique sévèrement le « joujou pluralisme » que l’Occident a voulu imposer à la Russie, en créant et en finançant des cénacles « russophobes », prêchant la haine du passé russe, des traditions russes et de l’âme russe, lesquelles ne génèrent, selon les « pluralistes », qu’un esprit de servitude ; par les effets du « pluralisme », la Russie était censée s’endormir définitivement et ne plus poser problème à l’hegemon américain ; 4) Il a appelé à la renaissance du patriotisme russe, damant ainsi le pion à ceux qui voulaient disposer sans freins d’une Russie anémiée et émasculée et faire main basse sur ses richesses ; 5) Il s’est réconcilié avec le pouvoir de Poutine, juste au moment où celui-ci était décrié en Occident.

 

Jeunesse

 

Ayant vu le jour en 1918, Alexandre Soljénitsyne nait en même temps que la révolution  bolchevique, ce qu’il se plaira à souligner à maintes reprises. Il nait orphelin de père : ce dernier, officier dans l’armée du Tsar, est tué lors d’un accident de chasse au cours d’une permission. Le jeune Alexandre est élevé par sa mère, qui consentira à de durs sacrifices pour donner à son garçon une excellente éducation. Fille de propriétaires terriens, elle appartient à une famille brisée par les effets de la révolution bolchevique. Alexandre étudiera les mathématiques, la physique et la philosophie à Rostov sur le Don. Incorporé dans l’Armée Rouge en 1941, l’année de l’invasion allemande, il sert dans un régiment d’artillerie et participe à la bataille de Koursk, qui scelle la défaite de l’Axe en Russie, et à l’Opération Bagration, qui lance la première grande offensive soviétique en direction du Reich. Cette campagne de grande envergure le mènera, devenu officier, en Prusse Orientale, au moment où l’Armée Rouge, désormais victorieuse, s’apprête à avancer vers la Vistule et vers l’Oder. Jusque là son attitude est irréprochable du point de vue soviétique. Soljénitsyne est certes un patriote russe, incorporé dans une armée soviétique dont il conteste secrètement l’idéologie, mais il n’est pas un « vlassoviste » passé à l’Axe, qui entend délivrer la Russie du stalinisme en s’alliant au Reich et à ses alliés (en dépit des réflexes patriotiques que ce même stalinisme a suscité pour inciter les masses russes à combattre les Allemands).

 

Arrestation et emprisonnement

 

Mais ce que voit Soljénitsyne en Prusse Orientale, les viols, les massacres, les expulsions et les destructions perpétrées par l’Armée Rouge, dont il est officier, le dégoûte profondément, le révulse. L’armée de Staline déshonore la Russie. Le séjour de Soljénitsyne en Prusse Orientale trouve son écho littéraire dans deux ouvrages, « Nuits en Prusse Orientale » (un recueil de poèmes) et « Schwenkitten 45 », un récit où il retourne sur les lieux d’août 1914, où son père a combattu. Le NKVD, la police politique de Staline, l’arrête peu après, sous prétexte qu’il avait été « trop tendre » à l’égard de l’ennemi (ce motif justifiait également l’arrestation de son futur compagnon d’infortune Lev Kopelev) et parce qu’il a critiqué Staline dans une lettre à son beau-frère, interceptée par la police. Staline y était décrit comme « l’homme à la moustache », désignation jugée irrespectueuse et subversive par les commissaires politiques (1).  Il est condamné à huit ans de détention, d’abord dans les camps de travail du goulag (ce qui donnera la matière d’ « Une journée d’Ivan Denissovitch » et de « L’Archipel Goulag », puis dans une prison réservée aux scientifiques, la fameuse « prison spéciale n°16 », la Sharashka, dans la banlieue de Moscou. Cette expérience, entre les murs de la prison spéciale n°16, constitue tout à la fois la genèse de l’œuvre et de la pensée ultérieure de notre auteur, y compris les linéaments de sa critique de l’Occident, et la matière d’un grand livre, « Le premier cercle », esquivé par les « nouveaux philosophes » qui n’y auraient pas trouvé leur miel mais, au contraire, une pensée radicalement différente de la leur, qui est, on le sait trop bien, caractérisée par une haine viscérale de toutes « racines » ou enracinements.

 

Le décor de la Sharashka

 

Dans la « Sharashka », il rencontre Lev Kopelev (alias le personnage de Roubine) et Dmitri Panine (alias Sologdine). Dans « Le premier cercle », Soljénitsyne lui-même sera représenté par le personnage de « Nergine ». « Le premier cercle » est constitué de dialogues d’une grande fécondité, que l’on peut comparer à ceux de Thomas Mann, tenus dans le sanatorium fictif de la « Montagne magique ». Le séjour à la Sharashka est donc très important pour la genèse de l’œuvre, tant sur le plan de la forme que sur le plan du fond. Pour la forme, pour la spécificité de l’écriture de Soljénitsyne, la découverte, dans la bibliothèque de cette prison, des dictionnaires étymologiques de Vladimir Dahl (un philologue russe d’origine danoise) a été capitale. Elle a permis à Soljénitsyne de récréer une langue russe débarrassée des adstrats maladroits du soviétisme, et des apports étrangers inutiles, lourds et pesants, que l’internationalisme communiste se plaisait à multiplier dans sa phraséologie.

 

Les pensées des personnages incarcérés à la Sharashka sont celles de larges strates de la population russe, en dissidence par rapport au régime. Ainsi, Dmitri Panine/Sologdine est dès le départ hostile à la révolution. De quelques années plus âgé que Soljénitsyne/Nergine, Panine/Sologdine a rejeté le bolchevisme à la suite d’horreurs dont il a été témoin enfant. Il a été arrêté une première fois en 1940 pour pensée contre-révolutionnaire et une seconde fois en 1943 pour « défaitisme ». Il incarne des valeurs morales absolues, propres aux sociétés fortement charpentées par la religion. Ces valeurs morales vont de paire avec un sens inné de la justice. Panine/Sologdine fascine littéralement Soljénitsyne/Nergine. Notons que des personnages similaires se retrouvent dans « L’Archipel Goulag », ouvrage qui a servi, soi-disant, de détonateur à la « nouvelle philosophie » parisienne des années 70. Mais, apparemment, les « nouveaux philosophes » n’ont pas pris acte de ces personnages-là, pourtant d’une grande importance pour le propos de Soljénitsyne, ce qui nous permet de dire que cette approche fort sélective jette le doute sur la validité même de la « nouvelle philosophie » et de ses avatars contemporains. Pur bricolage idéologique ? Fabrication délibérée ?

 

Kopelev / Roubine

 

Lev Kopelev/Roubine est juif et communiste. Il croit au marxisme. Pour lui, le stalinisme n’est qu’une « déviation de la norme ». Il est un homme chaleureux et généreux. Il donne la moitié de son pain à qui en a besoin pour survivre ou pour guérir. Ce geste quotidien de partage, Soljénitsyne l’apprécie grandement. Mais, ironise Soljénitsyne/Nergine, il a besoin d’une agora, contrairement à notre auteur qui, lui, a besoin de solitude (ce sera effectivement le cas à la « prison spéciale n°16 », à Zurich dans les premières semaines d’exil et dans le Vermont aux Etats-Unis). Mort en 1997, Kopelev restera l’ami de Soljénitsyne après leur emprisonnement, malgré leurs différences philosophiques et leurs itinéraires divergents. Il se décarcassera notamment pour trouver tous les volumes du dictionnaire de Dahl et les envoyer à Soljénitsyne. Pourquoi ce communiste militant a-t-il été arrêté, presqu’en même temps que Soljénitsyne ?  Il est, dès son jeune âge, un germaniste hors pair et un philosophe de talent. Il sert dans une unité de propagande antinazie qui émet à l’attention des soldats de la Wehrmacht. Il joue également le rôle d’interprète pour quelques généraux allemands, pris prisonniers au cours des grandes offensives soviétiques qui ont suivi la bataille de Koursk. Mais lui aussi est dégoûté par le comportement de certaines troupes soviétiques en Prusse Orientale car il reste un germanophile culturel, bien qu’antinazi. Kopelev/Roubine est véritablement le personnage clef du « Premier cercle ». Pourquoi ? Parce qu’il est communiste, représente la Russie « communisée » mais aussi parce qu’il culturellement germanisé, au contraire de Panine/Sologdine, incarnation de la Russie orthodoxe d’avant la révolution, et de Soljénitsyne/Nergine, et, de ce fait, partiellement « occidentalisé ». Il est un ferment non russe dans la pensée russe, respecté par le russophile Soljénitsyne. Celui-ci va donc analyser, au fil des pages du « Premier cercle », la complexité de ses sentiments, c’est-à-dire des sentiments des Russes soviétisés. Au départ, Soljénitsyne/Nergine et Kopelev/Roubine sont proches politiquement. Nergine n’est pas totalement immunisé contre le soviétisme comme l’est Sologdine. Il en est affecté mais il va guérir. Dans les premières pages du « Premier cercle », Nergine et Roubine s’identifient à l’établissement soviétique. Ce n’est évidemment pas le cas de Sologdine.

 

Panine / Sologdine

 

Celui-ci jouera dès lors le rôle clef dans l’éclosion de l’œuvre de Soljénitsyne et dans la prise de distance que notre auteur prendra par rapport au système et à l’idéologie soviétiques. Panine/Sologdine est ce que l’on appelle dans le jargon des prisons soviétiques, un « Tchoudak », c’est-à-dire un « excentrique » et un « inspiré » (avec ou sans relents de mysticisme). Mais Panine/Sologdine, en dépit de cette étiquette que lui collent sur le dos les commissaires du peuple, est loin d’être un  mystique fou, un exalté comme en a connus l’histoire russe. Son exigence première est de retourner à « un langage de la clarté maximale », expurgé des termes étrangers, qui frelatent la langue russe et que les Soviétiques utilisaient à tire-larigot. L’objectif de Panine/Sologdine est de re-slaviser la langue pour lui rendre sa pureté et sa richesse, la dégager de tous les effets de « novlangue » apportés par un régime inspiré de philosophies étrangères à l’âme russe.

 

Le prisonnier réel de la Sharashka et le personnage du « Premier cercle » qu’est Panine/Sologdine a étudié les mathématiques et les sciences, sans pour autant abjurer les pensées contre-révolutionnaires radicales que les scientismes sont censés éradiquer dans l’esprit des hommes, selon les dogmes « progressistes ». Panine/Sologdine entretient une parenté philosophique avec des auteurs comme l’Abbé Barruel, Joseph de Maistre ou Donoso Cortès, dans la mesure où il perçoit le marxisme-léninisme comme un « instrument de Satan », du « mal métaphysique » ; de plus, il est une importation étrangère, comme les néologismes de la langue (de bois) qu’il préconise et généralise. La revendication d’une langue à nouveau claire, non viciée par les alluvions de la propagande, est l’impératif premier que pose ce contre-révolutionnaire indéfectible. C’est lui qui demande que l’on potasse les dictionnaires étymologiques de Vladimir Dahl car le retour à l’étymologie est un retour à la vérité première de la langue russe, donc de la Russie et de la russéité.  Les termes fabriqués par l’idéologie ou les importations étrangères constituent une chape de « médiateté » qui interdit aux Russes soviétisés de se réconcilier avec leur cœur profond. « Le Premier cercle » rapporte une querelle philosophique entre Panine/Sologdine et Soljénitsyne/Nergine : ce dernier est tenté par la sagesse chinoise de Lao Tseu, notamment par deux maximes, « Plus il y a de lois et de règlements, plus il y aura de voleurs et de hors-la-loi » et « L’homme noble conquiert sans le vouloir ». Soljénitsyne les fera toujours siennes mais, fidèle à un anti-asiatisme foncier propre à la pensée russe entre 1870 et la révolution bolchevique, Panine/Sologdine rejette toute importation de « chinoiseries », proclame sa fidélité indéfectible au fond qui constitue la tradition chrétienne orthodoxe russe, postulant une « foi en Dieu sans spéculation ».

 

L’éclosion d’une pensée politique véritablement russe

 

Dans le contexte même de la rencontre de ces trois personnages différents entre les murailles de la Sharashka, avec un Soljénitsyne/Nergine au départ vierge de toute position tranchée, la pensée du futur dissident soviétique, Prix Nobel de littérature et fustigateur de l’Occident décadent et hypocrite, va mûrir, se forger, prendre les contours qu’elle n’abandonnera jamais plus. Face à ses deux principaux interlocuteurs de la Sharashka, la première intention de Soljénitsyne/Nergine est d’écrire une histoire de la révolution d’Octobre et d’en dégager le sens véritable, lequel, pense-t-il au début de sa démarche, est léniniste et non pas stalinien. Pour justifier ce léninisme antistalinien, Soljénitsyne/Nergine interroge Kopelev/Roubine, fin connaisseur de tous les détails qui ont précédé puis marqué cette révolution et la geste personnelle de Lénine. Kopelev/Roubine est celui qui fournit la matière brute. Au fil des révélations, au fur et à mesure que Soljénitsyne/Roubine apprend faits et dessous de la révolution d’Octobre, son intention première, qui était de prouver la valeur intrinsèque du léninisme pur et de critiquer la déviation stalinienne, se modifie : désormais il veut formuler une critique fondamentale de la révolution. Pour le faire, il entend poser une batterie de questions cruciales : « Si Lénine était resté au pouvoir, y aurait-il eu ou non campagne contre les koulaks (l’Holodomor ukrainien), y aurait-il eu ou non collectivisation, famine ? ». En tentant de répondre à ces questions, Soljénitsyne demeure antistalinien mais se rend compte que Staline n’est pas le seul responsable des errements du communisme soviétique. Le mal a-t-il des racines léninistes voire des racines marxistes ? Soljénitsyne poursuit sa démarche critique et en vient à s’opposer à Kopelev, en toute amitié. Pour Kopelev, en dépit de sa qualité d’israélite russe et de prisonnier politique, pense que Staline incarne l’alliance entre l’espérance communiste et le nationalisme russe. En prison, à la Sharashka, Kopelev en arrive à justifier l’impérialisme rouge, dans la mesure où il est justement « impérial » et à défendre des positions « nationales et bolcheviques ». Kopelev admire les conquêtes de Staline, qui est parvenu à édifier un bloc impérial, dominé par la nation russe, s’étendant « de l’Elbe à la Mandchourie ».  Soljénitsyne ne partage pas l’idéal panslaviste, perceptible en filigrane derrière le discours de Kopelev/Roubine. Il répétera son désaccord dans les manifestes politiques qu’il écrira à la fin de sa vie dans une Russie débarrassée du communisme. Les Polonais catholiques ne se fondront jamais dans un tel magma ni d’ailleurs les Tchèques trop occidentalisés ni les Serbes qui, dit Soljénitsyne, ont entrainé la Russie dans une « guerre désastreuse » en 1914, dont les effets ont provoqué la révolution. Dans les débats entre prisonniers à la Sharashka, Soljénitsyne/Nergine opte pour une russéité non impérialiste, repliée sur elle-même ou sur la fraternité entre Slaves de l’Est (Russes/Grands Russiens, Ukrainiens et Biélorusses).

 

Panine, le maître à penser

 

Pour illustrer son anti-impérialisme en gestation, Soljénitsyne évoque une réunion de soldats en 1917, à la veille de la révolution quand l’armée est minée par la subversion bolchevique. L’orateur, chargé de les haranguer, appelle à poursuivre la guerre ; il évoque la nécessité pour les Russes d’avoir un accès aux mers chaudes. Cet argument se heurte à l’incompréhension des soldats. L’un d’eux interpelle l’orateur : « Va te faire foutre avec tes mers ! Que veux-tu qu’on en fasse, qu’on les cultive ? ». Soljénitsyne veut démontrer, en évoquant cette verte réplique, que la mentalité russe est foncièrement paysanne, tellurique et continentale. Le vrai Russe, ne cessera plus d’expliquer Soljénitsyne, est lié à la glèbe, il est un « pochvennik ». Il est situé sur un sol précis. Il n’est ni un nomade ni un marin. Ses qualités se révèlent quand il peut vivre un tel enracinement. Ce « pochvennikisme », associé chez Soljénitsyne à un certain quiétisme inspiré de Lao Tseu, conduit aussi à une méfiance à l’endroit de l’Etat, de tout « Big Brother » (à l’instar de Proudhon, Bakounine voire Sorel). Ce glissement vers l’idéalisation du « pochvennik » rapproche Soljénitsyne/Nergine de Panine/Sologdine et l’éloigne de Kopelev/Roubine, dont il était pourtant plus proche au début de son séjour dans la Sharashka. Le fil conducteur du « Premier cercle » est celui qui nous mène d’une position vaguement léniniste, dépourvue de toute hostilité au soviétisme, à un rejet du communisme dans toutes ses facettes et à une adhésion à la vision traditionnelle et slavophile de la russéité, portée par la figure du paysan « pochvennik ». Panine fut donc le maître à penser de Soljénitsyne.

 

Ce ruralisme slavophile de Soljénitsyne, né à la suite des discussions entre détenus à la Sharashka, ne doit pas nous induire à poser un jugement trop hâtif sur la philosophie politique de Soljénitsyne. On sait que le rejet de la mer constitue un danger et signale une faiblesse récurrente des pensées politiques russes ou allemandes. Oswald Spengler opposait l’idéal tellurique du chevalier teutonique, œuvrant sur terre, à la figure négative du pirate anglo-saxon, inspiré par les Vikings. Arthur Moeller van den Bruck préconisait une alliance des puissances continentales contre les thalassocraties. Carl Schmitt penche sentimentalement du côté de la Terre dans l’opposition qu’il esquisse dans « Terre et Mer », ou dans son « Glossarium » édité dix ans après sa mort, et exalte parfois la figure du « géomètre romain », véritable créateur d’Etats et d’Empires. Friedrich Ratzel et l’Amiral Tirpitz ne cesseront, devant cette propension à « rester sur le plancher des vaches », de dire que la Mer donne la puissance et que les peuples qui refusent de devenir marins sont condamnés à la récession permanente et au déclin politique.  L’Amiral Castex avancera des arguments similaires quand il exhortera les Français à consolider leur marine dans les années 50 et 60.

 

Les ouvrages des années 90

 

Pourquoi l’indubitable fascination pour la glèbe russe ne doit pas nous inciter à considérer la pensée politique de Soljénitsyne comme un pur tellurisme « thalassophobe » ? Dans ses ouvrages ultérieurs, comme « L’erreur de l’Occident » (1980), encore fort emprunt d’un antisoviétisme propre à la dissidence issue du goulag, comme « Nos pluralistes » (1983), « Comment réaménager notre Russie ? » (1990) et « La Russie sous l’avalanche » (1998), Soljénitsyne prendra conscience de beaucoup de problèmes géopolitiques : il évoquera les manœuvres communes des flottes américaine, turque et ukrainienne en Mer Noire et entreverra tout l’enjeu que comporte cette mer intérieure pour la Russie ; il parlera aussi des Kouriles, pierre d’achoppement dans les relations russo-japonaises, et avant-poste de la Russie dans les immensités du Pacifique ; enfin, il évoquera aussi, mais trop brièvement, la nécessité d’avoir de bons rapports avec la Chine et l’Inde, ouvertures obligées vers deux grands océans de la planète : l’Océan Indien et le Pacifique. « La Russie sous l’avalanche », de 1998, est à cet égard l’ouvrage de loin le mieux construit de tous les travaux politiques de Soljénitsyne au soir de sa vie. Le livre est surtout une dénonciation de la politique de Boris Eltsine et du type d’économie qu’ont voulu introduire des ministres comme Gaïdar et Tchoubaïs. Leur projet était d’imposer les critères du néo-libéralisme en Russie, notamment par la dévaluation du rouble et par la vente à l’encan des richesses du pays. Nous y reviendrons.

 

Asoljenitsyn1953.jpgLa genèse de l’œuvre et de la pensée politique de Soljénitsyne doit donc être recherchée dans les discussions entre prisonniers à la Sharashka, dans la « Prison spéciale n°16 », où étaient confinés des intellectuels, contraints de travailler pour l’armée ou pour l’Etat. Soljénitsyne purgera donc in extenso les huit années de détention auxquelles il avait été condamné en 1945, immédiatement après son arrestation sur le front, en Prusse Orientale. Il ne sera libéré qu’en 1953. De 1953 à 1957, il vivra en exil, banni, à Kok-Terek au Kazakhstan, où il exercera la modeste profession d’instituteur de village. Il rédige « Le Pavillon des cancéreux », suite à un séjour dans un sanatorium. Réhabilité en 1957, il se fixe à Riazan. Son besoin de solitude demeure son trait de caractère le plus spécifique, le plus étalé dans la durée. Il s’isole et se retire dans des cabanes en forêt.

 

La parution d’ « Une journée d’Ivan Denissovitch »

 

La consécration, l’entrée dans le panthéon de la littérature universelle, aura lieu en 1961-62, avec la publication d’ « Une journée d’Ivan Denissovitch », un manuscrit relatant la journée d’un « zek » (le terme soviétique pour désigner un détenu du goulag). Lev Kopelev avait lu le manuscrit et en avait décelé le génie. Surfant sur la vague de la déstalinisation, Kopelev s’adresse à un ami de Khrouchtchev au sein du Politburo de l’Union Soviétique, un certain Tvardovski. Khrouchtchev se laisse convaincre. Il autorise la publication du livre, qu’il perçoit comme un témoignage intéressant pour appuyer sa politique de déstalinisation. « Une journée d’Ivan Denissovitch » est publiée en feuilleton dans la revue « Novi Mir ». Personne n’avait jamais pu exprimer de manière aussi claire, limpide, ce qu’était réellement l’univers concentrationnaire. Ivan Denissovitch Choukhov, dont Soljénitsyne relate la journée, est un paysan, soit l’homme par excellence selon Soljénitsyne, désormais inscrit dans la tradition ruraliste des slavophiles russes. Trois vertus l’animent malgré son sort : il reste goguenard, ne croit pas aux grandes idées que l’on présente comme des modèles mirifiques aux citoyens soviétiques ; il est impavide et, surtout, ne garde aucune rancune : il pardonne. L’horreur de l’univers concentrationnaire est celle d’un interminable quotidien, tissé d’une banalité sans nom. Le bonheur suprême, c’est de mâchonner lentement une arête de poisson, récupérée en « rab » chez le cuisinier. Dans cet univers, il y a peut-être un salut, une rédemption, en bout de course pour des personnalités de la trempe d’un Ivan Denissovitch, mais il n’y en aura pas pour les salauds, dont la définition n’est forcément pas celle qu’en donnait Sartre : le salaud dans l’univers éperdument banal d’Ivan Denissovitch, c’est l’intellectuel ou l’esthète désincarnés.

 

Trois personnages animent la journée d’Ivan Denissovitch : Bouynovski, un communiste qui reste fidèle à son idéal malgré son emprisonnement ; Aliocha, le chrétien renonçant qui refuse une église inféodée à l’Etat ; et Choukhov, le païen stoïque issu de la région de Riazan, dont il a l’accent et dont il maîtrise le dialecte. Soljénitsyne donnera le dernier mot à ce païen stoïque, dont le pessimisme est absolu : il n’attend rien ; il cultive une morale de la survie ; il accomplit sa tâche (même si elle ne sert à rien) ; il ne renonce pas comme Aliocha mais il assume son sort. Ce qui le sauve, c’est qu’il partage ce qu’il a, qu’il fait preuve de charité ; le négateur païen du Dieu des chrétiens refait, quand il le peut, le geste de la Cène. En cela, il est le modèle de Soljénitsyne.

 

Retour de pendule

 

« Une journée d’Ivan Denissovitch » connaît un succès retentissant pendant une vingtaine de mois mais, en 1964, avec l’accession d’une nouvelle troïka au pouvoir suprême en Union Soviétique, dont Brejnev était l’homme fort, s’opère un retour de pendule. En 1965, le KGB confisque le manuscrit du « Premier cercle ». En 1969, Soljénitsyne est exclu de l’association des écrivains. En guise de riposte à cette exclusion, les Suédois lui accordent le Prix Nobel de littérature en 1970. Soljénitsyne ne pourra pas se rendre à Stockholm pour le recevoir. La répression post-khrouchtchévienne oblige Soljénitsyne, contre son gré, à publier « L’Archipel goulag » à l’étranger. Cette publication est jugée comme une trahison à l’endroit de l’URSS. Soljénitsyne est arrêté pour trahison et expulsé du territoire. La nuit du 12 au 13 février 1974, il débarque d’un avion à l’aéroport de Francfort sur le Main en Allemagne puis se rend à Zurich en Suisse, première étape de son long exil, qu’il terminera à Cavendish dans le Vermont aux Etats-Unis. Ce dernier refuge a été, pour Soljénitsyne, un isolement complet de dix-huit ans.

 

Euphorie en Occident

 

De 1974 à 1978, c’est l’euphorie en Occident. Soljénitsyne est celui qui, à son corps défendant, valorise le système occidental et réceptionne, en sa personne, tout le mal que peut faire subir le régime adverse, celui de l’autre camp de la guerre froide. C’est la période où émerge du néant la « nouvelle philosophie » à Paris, qui se veut antitotalitaire et se réclame de Soljénitsyne sans pourtant l’avoir lu entièrement, sans avoir capté véritablement le message du « Premier cercle », le glissement d’un léninisme de bon aloi, parce qu’antistalinien, vers des positions slavophiles, totalement incompatibles avec celles de la brochette d’intellos parisiens qui se vantaient d’introduire dans le monde entier une « nouvelle philosophie » à prétentions universalistes. La « nouvelle philosophie » révèle ainsi son statut de pure fabrication médiatique. Elle s’est servi de Soljénitsyne et de sa dénonciation du goulag pour faire de la propagande pro-américaine, en omettant tous les aspects de son œuvre qui indiquaient des options incompatibles avec l’esprit occidental. Dans ce contexte, il faut se rappeler que Kissinger avait empêché Gerald Ford, alors président des Etats-Unis, d’aller saluer Soljénitsyne, car, avait-il dit, sans nul doute en connaissant les véritables positions slavophiles de notre auteur, « ses vues embarrassent même les autres dissidents » (c’est-à-dire les « zapadnikis », les occidentalistes). Ce hiatus entre le Soljénitsyne des propagandes occidentales et de la « nouvelle philosophie », d’une part, et le Soljénitsyne véritable, slavophile et patriote russe anti-impérialiste, d’autre part, conduira à la thèse centrale d’un ouvrage polémique de notre auteur,  « Nos pluralistes » (1983). Dans ce petit livre, Soljénitsyne dénonce tous les mécanismes d’amalgame dont usent les médias. Son argument principal est le suivant : les « pluralistes », porte-voix des pseudo-vérités médiatiques, énoncent des affirmations impavides et non vérifiées, ne retiennent jamais les leçons de l’histoire réelle (alors que Soljénitsyne s’efforce de la reconstituer dans la longue fresque à laquelle il travaille et qui nous emmène d’août 1914 au triomphe de la révolution) ; les « pluralistes », qui sévissent en Russie et y répandent la propagande occidentale, avancent des batteries d’arguments tout faits, préfabriqués, qu’on ne peut remettre en question, sous peine de subir les foudres des nouveaux « bien-pensants ». Le « pluralisme », parce qu’il refuse toute contestation de ses propres a priori, n’est pas un pluralisme et les « pluralistes » qui s’affichent tels sont tout sauf d’authentiques pluralistes ou de véritables démocrates.

 

Dès 1978, dès son premier discours à Harvard, Soljénitsyne dénonce le vide spirituel de l’Occident et des Etats-Unis, leur matérialisme vulgaire, leur musique hideuse et intolérable, leur presse arrogante et débile qui viole sans cesse la vie privée. Ce discours jette un froid : « Comment donc ! Ce Soljénitsyne ne se borne pas à n’être qu’un simple antistalinien antitotalitaire et occidentaliste ? Il est aussi hostile à toutes les mises au pas administrées aux peuples par l’hegemon américain ! ». Scandale ! Bris de manichéisme ! Insolence à l’endroit de la bien-pensance !

 

« La Roue Rouge »

 

De 1969 à 1980, Soljénitsyne va se consacrer à sa grande œuvre, celle qu’il s’était promise d’écrire lorsqu’il était enfermé entre les murs de la Sharashka. Il s’attelle à la grande fresque historique de l’histoire de la Russie et du communisme. La série intitulée « La Roue Rouge » commence par un volume consacré à « Août 1914 », qui paraît en français, à Paris, en 1973, peu avant son expulsion d’URSS. La parution de cette fresque en français s’étalera de 1973 à 1997 (« Mars 1917 » paraitra en trois volumes chez Fayard). « Août 1914 » est un ouvrage très dense, stigmatisant l’amateurisme des généraux russes et, ce qui est plus important sur le plan idéologique et politique, contient une réhabilitation de l’œuvre de Stolypine, avec son projet de réforme agraire. Pour retourner à elle-même, sans sombrer dans l’irréalisme romantique ou néo-slavophile, après les sept décennies de totalitarisme communiste, la Russie doit opérer un retour à Stolypine, qui fut l’unique homme politique russe à avoir développé un projet viable, cohérent, avant le désastre du bolchevisme. La perestroïka et la glasnost ne suffisent pas : elles ne sont pas des projets réalistes, ne constituent pas un programme. L’espoir avant le désastre s’appelait Stolypine. C’est avec son esprit qu’il faut à nouveau communier. Les autres volumes de la « Roue Rouge » seront parachevés en dix-huit ans (« Novembre 1916 », « Mars/Février 1917 », « Août 1917 »). « Février 1917 » analyse la tentative de Kerenski, stigmatise l’indécision de son régime libéral, examine la vacuité du blabla idéologique énoncé par les mencheviks et démontre que l’origine du mal, qui a frappé la Russie pendant sept décennies, réside bien dans ce libéralisme anti-traditionnel. Après la perestroïka, la Russie ne peut en aucun cas retourner à un « nouveau février », comme le faisait Boris Eltsine. La réponse de Soljénitsyne est claire : pas de nouveau menchevisme mais, une fois de plus, retour à Stolypine. « Février 1917 » rappelle aussi le rôle du banquier juif allemand Halphand, alias Parvus, dans le financement de la révolution bolchevique, avec l’appui des autorités militaires et impériales allemandes, soucieuses de se défaire d’un des deux fronts sur lequel combattaient leurs armées. Les volumes de la « Roue Rouge » ne seront malheureusement pas des succès de librairie en France et aux Etats-Unis (sauf « Août 1914 ») ; en Russie, ces volumes sont trop longs à lire pour la jeune génération.

 

Retour à Moscou par la Sibérie

 

Le 27 mai 1994, Soljénitsyne retourne en Russie et débarque à Magadan en Sibérie orientale, sur les côtes de la Mer d’Okhotsk. Son arrivée à Moscou sera précédée d’un « itinéraire sibérien » de deux mois, parcouru en dix-sept étapes. Pour notre auteur, ce retour en Russie par la Sibérie sera marqué par une grande désillusion, pour cinq motifs essentiellement : 1) l’accroissement de la criminalité, avec le déclin de toute morale naturelle ; 2) la corruption politique omniprésente ; 3) le délabrement général des cités et des sites industriels désaffectés, de même que celui des services publics ; 4) la démocratie viciée ; 5) le déclin spirituel.

 

La position de Soljénitsyne face à la nouvelle Russie débarrassée du communisme est donc celle du scepticisme (tout comme Alexandre Zinoviev) à l’égard de la perestroïka et de la glasnost. Gorbatchev, aux yeux de Soljénitsyne et de Zinoviev, n’inaugure donc pas une renaissance mais marque le début d’un déclin. Le grand danger de la débâcle générale, commencée dès la perestroïka gorbatchévienne, est de faire apparaître le système soviétique désormais défunt comme un âge d’or matériel. Soljénitsyne et Zinoviev constatent donc le statut hybride du post-soviétisme : les résidus du soviétisme marquent encore la société russe, l’embarrassent comme un ballast difficile à traîner, et sont désormais flanqués d’éléments disparates importés d’Occident, qui se greffent mal sur la mentalité russe ou ne constituent que des scories dépourvus de toute qualité intrinsèque.

 

Critique du gorbatchévisme et de la politique d’Eltsine

 

Déçu par le gorbatchévisme, Soljénitsyne va se montrer favorable à Eltsine dans un premier temps, principalement pour le motif qu’il a été élu démocratiquement. Qu’il est le premier russe élu par les urnes depuis près d’un siècle. Mais ce préjugé favorable fera long feu. Soljénitsyne se détache d’Eltsine et amorce une critique de son pouvoir pour deux raisons : 1) il n’a pas défendu les Russes ethniques dans les nouvelles républiques de la CEI ; 2) il vend le pays et ses ressources à des consortiums étrangers.

 

Au départ, Soljénitsyne était hostile à Poutine, considérant qu’il était une figure politique issue des cénacles d’Eltsine. Mais Poutine, discret au départ, va se métamorphoser et se poser comme celui qui combat les stratégies de démembrement préconisées par Zbigniew Brzezinski, notamment dans son livre « Le Grand Echiquier » (« The Grand Chessboard »). Il est l’homme qui va sortir assez rapidement la Russie du chaos suicidaire de la « Smuta » (2) post-soviétique. Soljénitsyne se réconciliera avec Poutine en 2007, arguant que celui-ci a hérité d’un pays totalement délabré, l’a ensuite induit sur la voie de la renaissance lente et graduelle, en pratiquant une politique du possible. Cette politique vise notamment à conserver les richesses minières, pétrolières et gazières de la Russie entre des mains russes.

 

Le voyage en Vendée

 

En 1993, sur invitation de Philippe de Villers, Soljénitsyne se rend en Vendée pour commémorer les effroyables massacres commis par les révolutionnaires français deux cent années auparavant. Les « colonnes infernales » des « Bleus » pratiquaient la politique de « dépopulation » dans les zones révoltées, politique qui consistait à exterminer les populations rurales entrées en rébellion contre la nouvelle « république ». Dans le discours qu’il tiendra là-bas le 25 septembre 1993, Soljénitsyne a rappelé que les racines criminelles du communisme résident in nuce dans l’idéologie républicaine de la révolution française ; les deux projets politiques, également criminels dans leurs intentions, sont caractérisés par une haine viscérale et insatiable dirigée contre les populations paysannes, accusées de ne pas être réceptives aux chimères et aux bricolages idéologiques d’une caste d’intellectuels détachés des réalités tangibles de l’histoire. La stratégie de la « dépopulation » et la pratique de l’exterminisme, inaugurés en Vendée à la fin du 18ème siècle, seront réanimées contre les koulaks russes et ukrainiens à partir des années 20 du 20ème siècle. Ce discours, très logique, présentant une généalogie sans faille des idéologies criminelles de la modernité occidentale, provoquera la fureur des cercles faisandés du « républicanisme » français, placés sans ménagement aucun par une haute sommité de la littérature mondiale devant leurs propres erreurs et devant leur passé nauséabond. Soljénitsyne deviendra dès lors une « persona non grata », essuyant désormais les insultes de la presse parisienne, comme tous les Européens qui osent professer des idées politiques puisées dans d’autres traditions que ce « républicanisme » issu du cloaque révolutionnaire parisien (cette hostilité haineuse vaut pour les fédéralistes alpins de Suisse ou de Savoie, de Lombardie ou du Piémont, les populistes néerlandais ou slaves, les solidaristes ou les communautaristes enracinés dans des continuités politiques bien profilées, etc. qui ne s’inscrivent dans aucun des filons de la révolution française, tout simplement parce que ces filons n’ont jamais été présents dans leurs pays). On a même pu lire ce titre qui en dit long dans une gazette jacobine : « Une crapule en Vendée ». Tous ceux qui n’applaudissent pas aux dragonnades des « colonnes infernales » de Turreau reçoivent in petto ou de vive voix l’étiquette de « crapule ».

 

Octobre 1994 : le discours à la Douma

 

En octobre 1994, Soljénitsyne est invité à la tribune de la Douma. Le discours qu’il y tiendra, pour être bien compris, s’inscrit dans le cadre général d’une opposition, ancienne mais revenue à l’avant-plan après la chute du communisme, entre, d’une part, occidentalistes (zapadniki) et, d’autre part, slavophiles (narodniki ou pochvenniki, populistes ou « glèbistes »). Cette opposition reflète le choc entre deux anthropologies, représentées chacune par des figures de proue : Sakharov pour les zapadniki et Soljénitsyne pour les narodniki. Sakharov et les zapadniki défendaient dans ce contexte une « idéologie de la convergence », c’est-à-dire d’une convergence entre les « deux capitalismes » (le capitalisme de marché et le capitalisme monopoliste d’Etat). Sakharov et son principal disciple Alexandre Yakovlev prétendaient que cette « idéologie de la convergence » annonçait et préparait une « nouvelle civilisation mondiale » qui adviendrait par le truchement de l’économie. Pour la faire triompher, il faut « liquider les atavismes », encore présents dans la religion et dans les sentiments nationaux des peuples et dans les réflexes de fierté nationale. La liquidation des atavismes s’effectuera par le biais d’un « programme de rééducation » qui fera advenir une « nouvelle raison ». Dans son discours à la Douma, Soljénitsyne fustige cette « idéologie de la convergence » et cette volonté d’éradiquer les atavismes. L’une et l’autre sont mises en œuvre par les « pluralistes » dont il dénonçait déjà les manigances et les obsessions en 1983. Ces « pluralistes » ne se contentent pas d’importer des idées occidentales préfabriquées, tonnait Soljénitsyne du haut de la chaire de la Douma, mais ils dénigrent systématique l’histoire russe et toutes les productions issues de l’âme russe : le discours des « pluralistes » répète à satiété que les Russes sont d’incorrigibles « barbares », sont « un peuple d’esclaves qui aiment la servitude », qu’ils sont mâtinés d’esprit mongol ou tatar et que le communisme n’a jamais été autre chose qu’une expression de cette barbarité et de cet esprit de servitude. Le programme du « républicanisme » et de l’ « universalisme » français (parisien) est très similaire à celui des « pluralistes zapadnikistes » russes : les Français sont alors campés comme des « vichystes » sournois et incorrigibles et toutes les idéologies françaises, même celles qui se sont opposées à Vichy, sont accusées de receler du « vichysme », comme le personnalisme de Mounier ou le gaullisme. C’est contre ce programme de liquidation des atavismes que Soljénitsyne s’insurge lors de son discours à la Douma d’Etat. Il appelle les Russes à le combattre. Ce programme, ajoutait-il, s’enracine dans l’idéologie des Lumières, laquelle est occidentale et n’a jamais procédé d’un humus russe. L’âme russe, par conséquent, ne peut être tenue responsable des horreurs qu’a générées l’idéologie des Lumières, importation étrangère. Rien de ce qui en découle ne peut apporter salut ou solutions pour la Russie postcommuniste. Soljénitsyne reprend là une thématique propre à toute la dissidence est-européenne de l’ère soviétique, qui s’est révoltée contre la volonté d’une minorité activiste, détachée du peuple, de faire advenir un « homme nouveau » par dressage totalitaire (Leszek Kolakowski). Cet homme nouveau ne peut être qu’un sinistre golem, qu’un monstre capable de toutes les aberrations et de toutes les déviances politico-criminelles.

 

« Comment réaménager notre Russie ? »

 

Mais en quoi consiste l’alternative narodniki, préconisée par Soljénitsyne ? Celui-ci ne s’est-il pas contenté de fustiger les pratiques métapolitiques des « pluralistes » et des « zapadnikistes », adeptes des thèses de Sakharov et Yakovlev ? Les réponses se trouvent dans un ouvrage paru en 1991, « Comment réaménager notre Russie ? ». Soljénitsyne y élabore un véritable programme politique, valable certes pour la Russie, mais aussi pour tous les pays souhaitant se soustraire du filon idéologique qui va des « Lumières » au « Goulag ».

 

Soljénitsyne préconise une « démocratie qualitative », basée sur un vote pour des personnalités, dégagée du système des partis et assise sur l’autonomie administrative des régions. Une telle « démocratie qualitative » serait soustraite à la logique du profit et détachée de l’hyperinflation du système bancaire. Elle veillerait à ne pas aliéner les ressources nationales (celles du sol, les richesses minières, les forêts), en n’imitant pas la politique désastreuse d’Eltsine. Dans une telle « démocratie qualitative », l’économie serait régulée par des normes éthiques. Son fonctionnement serait protégé par la verticalité d’un pouvoir présidentiel fort, de manière à ce qu’il y ait équilibre entre la verticalité de l’autorité présidentielle et l’horizontalité d’une démocratie ancrée dans la substance nationale russe et liée aux terres russes. 

 

La notion de « démocratie qualitative »

 

Une telle « démocratie qualitative » passe par une réhabilitation des villages russes, explique Soljénitsyne en s’inscrivant très nettement dans le filon slavophile russe, dont les inspirations majeures sont ruralistes et « glèbistes » (pochvenniki). Cette réhabilitation a pour corollaire évident de promouvoir, sur les ruines du communisme, des communautés paysannes ou un paysannat libre, maîtres de leur propre sol. Cela implique ipso facto la liquidation du système kolkhozien. La « démocratie qualitative » veut également réhabiliter l’artisanat, un artisanat qui serait propriétaire de ses moyens de production. Les fonctionnaires ont été corrompus par la libéralisation post-soviétique. Ce fonctionnariat devenu voleur devrait être éradiqué pour ne laisser aucune chance au « libéralisme de type mafieux », précisément celui qui s’installait dans les marges du pouvoir eltsinien. La Russie sera sauvée, et à nos yeux pas seulement la Russie, si elle se débarrasse de toutes les formes de gouvernement dont la matrice idéologique et « philosophique » dérive des Lumières et du matérialisme qui en découle. Les formes de « libéralisme » et de fausse démocratie, de démocratie sans qualités, ouvrent la voie aux techniques de manipulation, donc à l’asservissement de l’homme par le biais de son déracinement, conclut Soljénitsyne. Dans le vide que créent ces formes politiques dérivées des Lumières, s’installe généralement la domination étrangère par l’intermédiaire d’une dictature d’idéologues, qui procèdent de manière systématique et sauvage à l’asservissement du peuple. Cette domination, étrangère à la substance populaire, enclenche un processus de décadence et de déracinement qui détruit l’homme, dit Soljénitsyne en se mettant au diapason du « renouveau ruraliste » de la littérature russe des années 60 à 80, dont la figure de proue fut Valentin Raspoutine.

 

De la démarche ethnocidaire

 

Soljénitsyne dénonce le processus d’ethnocide qui frappe le peuple russe (et bon nombre d’autres peuples). La démarche ethnocidaire, pratiquée par les élites dévoyées par l’idéologie des Lumières, commence par fabriquer, sur le dos du peuple et au nom du « pluralisme », des sociétés composites, c’est-à-dire des sociétés constituées d’un mixage d’éléments hétérogènes. Il s’agit de noyer le peuple-hôte principal et de l’annihiler dans un « melting pot ». Ainsi, le système soviétique, que n’a cessé de dénoncer Soljénitsyne, cherchait à éradiquer la « russéité » du peuple russe au nom de l’internationalisme prolétarien. En Occident, le pouvoir actuel cherche à éradiquer les identités au nom d’un universalisme panmixiste, dont le « républicanisme » français est l’exemple le plus emblématique.

 

ASOL3-VP.jpgLe 28 octobre 1994, lors de son discours à la Douma d’Etat, Soljénitsyne a répété la quintessence de ce qu’il avait écrit dans « Comment réaménager notre Russie ? ». Dans ce discours d’octobre 1994, Soljénitsyne dénonce en plus le régime d’Eltsine, qui n’a pas répondu aux espoirs qu’il avait éveillés quelques années plus tôt. Au régime soviétique ne s’est pas substitué un régime inspiré des meilleures pages de l’histoire russe mais une pâle copie des pires travers du libéralisme de type occidental qui a précipité la majorité du peuple dans la misère et favorisé une petite clique corrompue d’oligarques vite devenus milliardaires en dollars américains. Le régime eltsinien, parce qu’il affaiblit l’Etat et ruine le peuple, représente par conséquent une nouvelle « smuta ». Soljénitsyne, à la tribune de la Douma, a répété son hostilité au panslavisme, auquel il faut préférer une union des Slaves de l’Est (Biélorusses, Grands Russiens et Ukrainiens). Il a également fustigé la partitocratie qui « transforme le peuple non pas en sujet souverain de la politique mais en un matériau passif à traiter seulement lors des campagnes électorales ». De véritables élections, capables de susciter et de consolider une « démocratie qualitative », doivent se faire sur base locale et régionale, afin que soit brisée l’hégémonie nationale/fédérale des partis qui entendent tout régenter depuis la capitale. Les concepts politiques véritablement russes ne peuvent éclore qu’aux dimensions réduites des régions russes, fort différentes les unes des autres, et non pas au départ de centrales moscovites ou pétersbourgeoises, forcément ignorantes des problèmes qui affectent les régions.

 

« Semstvo » et « opoltcheniyé »

 

Le peuple doit imiter les anciens, ceux du début du 17ème siècle, et se dresser contre la « smuta » qui ne profite qu’à la noblesse querelleuse (les « boyards »), à la Cour, aux faux prétendants au trône et aux envahisseurs (en l’occurrence les envahisseurs polonais et catholiques). Aujourd’hui, c’est un nouveau profitariat qui exploite le vide eltsinien, soit la nouvelle « smuta » : les « oligarques », la clique entourant Eltsine et le capitalisme occidental, surtout américain, qui cherche à s’emparer des richesses naturelles du sol russe. Au 17ème siècle, le peuple s’était uni au sein de la « semstvo », communauté politique de défense populaire qui avait pris la responsabilité de voler au secours d’une nation en déliquescence. La notion de « semstvo », de responsabilité politique populaire, est inséparable de celle d ‘ « opoltcheniyé », une milice d’auto-défense du peuple qui se constitue pour effacer tous les affres de la « smuta ». C’est seulement à la condition de réanimer l’esprit et les pratiques de la « semstvo » et de l’ « opoltcheniyé » que la Russie se libèrera définitivement des scories du bolchevisme et des misères nouvelles du libéralisme importé pendant la « smuta » eltsinienne. Conclusion de Soljénitsyne : « Pendant la Période des Troubles (= « smuta »), l’idéal civique de la « semstvo » a sauvé la Russie ». Dans l’avenir, ce sera la même chose.

 

Propos de même teneur dans un entretien accordé au « Spiegel » (Hambourg, n°44/1994), où Soljénitsyne est sommé de s’expliquer par un journaliste adepte des idées libérales de gauche : « On ne peut appeler ‘démocratie’ un système électoral où seulement 30% des citoyens participent au vote ». En effet, les Russes n’accouraient pas aux urnes et les Américains ne se bousculaient pas davantage aux portillons des bureaux de vote. L’absentéisme électoral est la marque la plus patente des régimes démocratiques occidentaux qui ne parviennent plus à intéresser la population à la chose publique. Toujours dans les colonnes du « Spiegel », Soljénitsyne exprime son opinion sur l’Amérique de Bush : « En septembre 1992, le Président américain George Bush a déclaré devant l’Assemblée de l’ONU : ‘Notre objectif est d’installer partout dans le monde l’économie de marché’. C’est une idée totalitaire ». Soljénitsyne s’est ainsi fait l’avocat de la pluralité des systèmes, tout en s’opposant aux prédicateurs religieux et économiques qui tentaient, avec de gros moyens, de vendre leurs boniments en Russie.

 

Conclusion

 

L’œuvre de Soljénitsyne, depuis les réflexions inaugurales du « Premier cercle » jusqu’au discours d’octobre 1994 à la Douma et à l’entretien accordé au « Spiegel », est un exemple de longue maturation politique, une initiation pour tous ceux qui veulent entamer les démarches qu’il faut impérativement poser pour s’insurger comme il se doit contre les avatars de l’idéologie des Lumières, responsables d’horreurs sans nom ou de banalités sans ressort, qui ethnocident les peuples par la violence ou l’asservissement. Voilà pourquoi ses livres doivent nous accompagner en permanence dans nos réflexions et nos méditations.

 

Robert STEUCKERS.

(conférence préparée initialement pour une conférence à Genève et à Bruxelles, à Forest-Flotzenberg, à Pula en Istrie, aux Rochers du Bourbet et sur le sommet du Faux Verger, de janvier à avril 2009).

 

La présente étude est loin d’être exhaustive : elle vise essentiellement à montrer les grands linéaments d’une pensée politique née de l’expérience de la douleur. Elle ne se concentre pas assez sur le mode d’écriture de Soljénitsyne, bien mis en exergue dans l’ouvrage de Georges Nivat (« Le phénomène Soljénitsyne ») et n’explore pas l’univers des personnages de l’ « Archipel Goulag », l’œuvre étant pour l’essentiel tissée de discussions entre dissidents emprisonnés, exclus du raisonnement politique de leur pays. Une approche du mode d’écriture et une exploration trop approfondie des personnages de l’ « Archipel Goulag » aurait noyé la clarté didactique de notre exposé, destiné à éclairer un public non averti des subtilités de l’oeuvre.  

 

Notes :

(1)     Dans son ouvrage sur la bataille de Berlin, l’historien anglais Antony Beevor rappelle que les unités du NKVD  et du SMERSH se montrèrent très vigilantes dès l’entrée des troupes soviétiques sur le territoire du Reich, où celles-ci pouvaient juger les réalisations du régime national-socialiste et les comparer à celle du régime soviétique-stalinien. Le parti était également inquiet, rappelle Beevor, parce que, forte de ses victoires depuis Koursk, l’Armée gagnait en prestige au détriment du parti. L’homme fort était Joukov qui faisait de l’ombre à Staline. C’est dans le cadre de cette nervosité des responsables communistes qu’il faut replacer cette vague d’arrestations au sein des forces armées. Beevor rappelle également que les effectifs des ultimes défenseurs de Berlin se composaient comme  suit : 45.000 soldats d’unités diverses, dont bon nombre d’étrangers (Norvégiens, Français,…), avec, au moins 10.000 Russes ou ex-citoyens soviétiques (Lettons, Estoniens, etc.) et 40.000 mobilisés du Volkssturm.

(2)     Le terme « smuta », bien connu des slavistes et des historiens de la Russie, désigne la période de troubles subie par la Russie entre les dernières années du 16ème siècle et les premières décennies du 17ème. Par analogie, on l’a utilisée pour stigmatiser le ressac général de la Russie comme puissance après la chute du communisme.

 

Bibliographie :

 

Outre les ouvrages de Soljénitsyne cités dans cet article, nous avons consulté les livres et articles suivants :

 

-          Jürg ALTWEGG, « Frankreich trauert – Der ‘Schock Solschenizyn’ » , ex : http://www.faz.net/ ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 4 août 2008 (l’article se concentre sur l’hommage des anciens « nouveaux philosophes » par un de leurs ex compagnons de route ; monument d’hypocrisie, truffé d’hyperboles verbales).

-          Ralph DUTLI, « Zum Tod von Alexander Solschenizyn – Der Prophet im Rad der Geschichte », ex : http://www.faz.net/ ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 5 août 2008.

-          Aldo FERRARI, La Russia tra Oriente & Occidente, Edizioni Ares, Milano, 1994 (uniquement les chapitre sur Soljénitsyne).

-          Giuseppe GIACCIO, « Aleksandr Solzenicyn : Riconstruire l’Uomo », in Diorama Letterario, n°98, novembre 1986.

-          Juri GINZBURG, « Der umstrittene Patriarch », ex : http://www.berlinonline.de/berliner-zeitung/archiv/ ou Berliner Zeitung / Magazin, 6 décembre 2003.

-          Kerstin HOLM, « Alexander Solschenizyn : Na islomach – Wie lange wird Russland noch von Kriminellen regiert ? », ex : http://www.faz.net/s/Rub79…/ ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20 juillet 1996, N°167, p. 33.

-          Kerstin HOLM, « Alexander Solschenizyn : Schwenkitten ’45 – Wider die Architekten der Niedertracht », in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 octobre 2004 ou http://www.faz.net/ .

-          Kerstin HOLM, « Die russische Krise – Solschenizyn als Geschichtskorektor », ex : http://www.faz.net/s/Rub…  ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 3 mai 2006.

-          Kerstin HOLM, « Solschenizyn : Zwischen zwei Mühlsteinen – Moralischer Röntgenblick », ex : http://www.faz.net/s/ ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 26 mai 2006, n°121, p. 34.

-          Kerstin HOLM, « Das Gewissen des neuen Russlands », ex : http://www.faz.net/ ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 5 août 2008.

-          Michael T. KAUFMAN, « Solzhenitsyn, Literary Giant Who defied Soviets, Dies at 89 », The New York Times ou http://www.nytimes.com/ .

-          Hildegard KOCHANEK, Die russisch-nationale Rechte von 1968 bis zum Ende der Sowjetunion – Eine Diskursanalyse, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 1999.

-          Lew KOPELEW, Und dennoch hoffen / Texte der deutsche Jahre, Hoffmann und Campe, 1991 (recension par Willy PIETERS, in : Vouloir n°1 (nouvelle série), 1994, p.18.

-          Walter LAQUEUR, Der Schoss ist fruchtbar noch – Der militante Nationalismus der russischen Rechten, Kindler, München, 1993 (approche très critique).

-          Reinhard LAUER, « Alexander Solschenizyn : Heldenleben – Feldherr, werde hart », ex : http://ww.faz.net/s/Rub79… ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 avril 1996, n°79, p. L11.

-          Jean-Gilles MALLIARAKIS, « Le retour de Soljénitsyne », in Vouloir, n°1 (nouvelle série), 1994, p.18.

-          Jaurès MEDVEDEV, Dix ans dans la vie de Soljénitsyne, Grasset, Paris, 1974.

-          Georges NIVAT, « Le retour de la parole », in Le Magazine Littéraire,  n°263, mars 1989, pp. 18-31.

-          Michael PAULWITZ, Gott, Zar, Muttererde : Solschenizyn und die Neo-Slavophilen im heutigen Russland, Burschenschaft Danubia, München, 1990.

-          Raf PRAET, « Alexander Solzjenitsyn – Leven, woord en daad van een merkwaardige Rus » (nous n’avons pas pu déterminer l’origine de cet article ; qui peut nous aider ?).

-          Gonzalo ROJAS SANCHEZ, « Alexander Solzhenitsyn (1918-2008), Arbil, n°118/2008, http://www.arbil.org/ .

-          Michael SCAMMELL, Solzhenitsyn – A Biography, Paladin/Grafton Books, Collins, London/Glasgow, 1984-1986.

-          Wolfgang STRAUSS, « Février 1917 dans ‘La Roue Rouge’ de Soljénitsyne », in http://euro-synergies.hautetfort.com/ (original allemand in Criticon, n°119/1990).

-          Wolfgang STRAUSS, « La fin du communisme et le prochain retour de Soljénitsyne », in Vouloir, N°83/86, nov.-déc. 1991 (original allemand in Europa Vorn, n°21, nov. 1991).

-          Wolfgang STRAUSS, « Soljénitsyne, Stolypine : le nationalisme russe contre les idées de 1789 », in Vouloir, n°6 (nouvelle série), 1994 (original allemand dans Criticon, n°115, 1989).

-          Wolfgang STRAUSS, « Der neue Streit der Westler und Slawophilen », in Staatsbriefe 2/1992, pp. 8-16.

-          Wolfgang STRAUSS, Russland, was nun ?, Eckhartschriften/Heft 124 - Österreichische Landmannschaft, Wien, 1993

-          Wolfgang STRAUSS, « Alexander Solschenizyns Rückkehr in die russische Vendée », in Staatsbriefe 10/1994, pp. 25-31.

-          Wolfgang STRAUSS, « Der Dichter vor der Duma (1) », in Staatsbriefe 11/1994, pp. 18-22.

-          Wolfgang STRAUSS, « Der Dichter vor der Duma (2) », in Staatsbriefe 12/1994, pp. 4-10.

-          Wolfgang STRAUSS, « Solschenizyn, Lebed und die unvollendete Revolution », in Staatsbriefe 1/1997, pp. 5-11.

-          Wolfgang STRAUSS, « Russland, du hast es besser », in Staatsbriefe 1/1997, pp. 12-14.

-          Wolfgang STRAUSS, « Kein Ende mit der Smuta », in Staatsbriefe 3/1997, pp. 7-13.

-          Reinhard VESER, « Russische Stimmen zu Solschenizyn – Ehrliches Heldentum », ex : http://www.faz.net/  ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, 4 août 2008.

-          Craig R. WHITNEY, «Lev Kopelev, Soviet Writer In Prison 10 Years, Dies at 85 », The New York Times, June 20, 1997 ou http://www.nytimes.com/1997/06/20/world/ .

-          Alexandre ZINOVIEV, « Gorbatchévisme », in L’Autre Europe, n°14/1987.

-          Alexandre ZINOVIEV, Perestroïka et contre-perestroïka, Olivier Orban, Paris, 1991.

-          Alexandre ZINOVIEV, La suprasociété globale et la Russie, L’Age d’Homme, Lausanne, 2000.

 

Acquis et lu après la conférence :

- Georges NIVAT, Le phénomène Soljénitsyne, Fayard, Paris, 2009. Ouvrage fondamental !

 

vendredi, 28 mai 2010

Sur le Pacte germano-soviétique

german_soviet_nonaggression_pact2530.jpg

 

 

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990

Sur le Pacte germano-soviétique

 

Ingeborg FLEISCHHAUER, Der Pakt. Hitler, Stalin und die Initiative der deutschen Diplomatie 1938/39,  Ull­stein, Berlin, 1990, 552 S., DM 48, ISBN 3-550-07655-X.

 

Parmi les publications et prises de position à l'occasion du cinquantième anniversaire du fa­meux traité germano-soviétique de l'été 1939, peu ont mis l'accent sur les prémisses de ce «pacte dia­bolique». L'historienne Ingeborg Fleischauer (Université de Bonn), spécialiste des relations germano-russes, a été la première Occidentale à pouvoir consulter certaines archives et pièces ori­ginales soviétiques. Ce qui lui a permis de retracer plus minutieusement que ses prédécesseurs la gé­néalogie du «pacte». Elle en déduit que l'initiative de renouer de bonnes relations entre le Reich et la Russie venait surtout d'Allemagne et principale­ment dans la période qui a suivi Munich. Outre les archives russes, Ingeborg Fleischhauer a aussi compulsé un maximum de sources occidentales et interrogé les derniers témoins. Parmi les docu­ments analysés pour la première fois, il y a la cor­respondance privée du dernier ambassadeur alle­mand à Moscou, le Comte Friedrich Werner von der Schulenburg, dont le rôle n'a pas encore été évalué à sa juste mesure. La thèse personnelle d'Ingeborg Fleischhauer est de dire que l'initiative provient, non pas de Hitler ou de Staline, mais des milieux professionnels de la diplomatie allemande. L'historienne compte quatre étapes dans la gesta­tion du «pacte»: 1) d'octobre 1938 à fin janvier 1939, où l'on assiste à un renforcement des rela­tions commerciales bilatérales entre les deux puis­sances; 2) de février 39 au 10 mai 39, où les rela­tions bilatérales cessent d'être strictement com­merciales et se politisent lentement, malgré la désapprobation soviétique (surtout Litvinov) de l'occupation de la Bohème par les troupes de Hit­ler. Malgré l'annexion de ce territoire slave, une nouvelle génération de diplomates soviétiques ac­cepte le fait accompli qui contribue à déconstruire le cordon sanitaire occidental, mis en place pour tenir et l'Allemagne et l'URSS en échec; 3) de mai 39 au 20 août; les initiatives allemandes, quali­fiées de néo-bismarckiennes, se multiplient, jus­qu'à l'offre du pacte de non-agression du 17 août; 4) du 20 au 23 août 1939, avec le voyage de Rib­bentrop à Moscou et la signature du «pacte».

 

En bref, un ouvrage d'une exceptionnelle minutie que doivent posséder et lire tous ceux qui veulent comprendre la dynamique de notre siècle.

 

vendredi, 30 avril 2010

Moi, l'interprète de Staline

Staline.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1992

Moi, l'inteprète de Staline

Valentin M. BERESCHKOW, Ich war Stalins Dolmetscher. Hinter den Kulis­sen der politischen Weltbühne, Univer­sitas, München, 1991, 517 S., DM 48, ISBN 3-8004-1228-4.

Parues dès 1949 sous le titre de Statist auf diplo­matischer Bühne  (Figurant sur la scène diplo­matique), les mémoires de l'interprète de Hitler, le Dr. Paul Schmidt constituent un ouvrage de référence majeur sur l'histoire du IIIième Reich et de sa politique étrangère, un ouvrage qui défie les années. On ne peut en dire autant des mé­moires que vient de publier l'interprète de Sta­line, Valentin M. Bereschkow (en graphie fran­­cisée: Berechkov). Celui-ci, né en 1916, est l'un des derniers survivants de l'entourage im­médiat du dictateur soviétique. Les pages qu'il consacre à son enfance et à sa jeunesse, ses étu­des et son service militaire dans l'armée rouge, sont pourtant très intéressantes et riches en in­formations de toutes sortes.

Par l'intermédiaire de ses supérieurs hiérar­chiques à l'armée, Berechkov est entré de plein pied dans le saint des saints de la grande poli­tique soviétique. Grâce à ses connaissances lin­­guistiques de très grande qualité, il est rapi­dement devenu l'un des collaborateurs les plus proches de Staline. Ce qu'il nous raconte à pro­pos du dictateur géorgien relève de la «pers­pec­tive du valet de chambre». Berechkov s'efforce en effet de présenter Staline comme un homme aimable, bon compagnon de tous les jours, in­ca­pable de faire le moindre mal à une mouche en privé. Berechkov confesse qu'il n'en croyait pas ses oreilles quand le pouvoir sovié­tique se mit à dénoncer les crimes de Staline à partir de 1956. C'est bien ce qui distingue l'ouvrage de Berech­kov des mémoires de Krouchtchev et de toutes les biographies conven­tionnelles de Staline...

Le livre de Berechkov nous révèle des anecdotes ou des secrets de première importance lorsqu'il aborde les tractations engagées par Staline avec Ribbentrop, Churchill ou Roosevelt. En fait, rien de tout cela n'est bien neuf mais est replacé sous un jour nouveau. Ce qui intéressera le lecteur en premier lieu sont évidemment les passages qui traitent du rapport entre Staline et l'Allemagne. Berechkov tient absolument à blanchir Staline; pour l'interprète, le dictateur soviétique ne sa­vait rien des préparatifs allemands d'envahir l'URSS à l'été 1941. Staline refusait d'ajouter foi aux avertissements dans ce sens. Quand l'atta­que s'est déclenchée, il en fut si choqué qu'il se retira du monde pendant dix jours, in­capable de prendre les décisions politiques et mi­litaires qui s'imposaient.

Berechkov défend donc Staline avec véhémence et insistance, ce qui est d'autant plus suspect que plus d'une analyse politique récente démontre que Staline avait en toute conscience adopté une «stratégie sur le long terme» (Ernst Topitsch), visant à faire basculer l'Union Soviétique dans la guerre. Berechkov cherche donc, selon toute vrai­semblance, à dépeindre un Staline «sau­veur de la Russie» dans la «grande guerre pa­trio­tique» quoique criminel sur le plan inté­rieur. Pour savoir ce qu'il en est exactement, il faudra attendre que soient enfin ouvertes au pu­blic les archives soviétiques. En attendant, les assertions de Berechkov doivent être accueillies avec circonspection.

Hans Cornelius.

(recension parue dans Junge Freiheit, März 1991).

 

jeudi, 18 mars 2010

Une analyse dissonante de la décennie postsoviétique

Une analyse dissonante de la décennie postsoviétique


Je vous traduis ci-dessous un texte de Sublime Oblivion, l'étude est très intéressante et va bien à l'encontre des aprioris que nos médias nous donnent sur l'espace Eurasien.

*
Cela fait 20 ans que l'URSS a disparue et que les pays de l'ex bloc de l'est sont devenues des acteurs à part entière de l'économie de marché. Cela fait 20 ans que l'on nous présente ses pays divisés en 3 groupes principaux, ceux qui ont parfaitement réussis leur transition démocratique et libérale (les tigres Baltes), et les autres, soit des états qui seraient des états socialistes de marché (Biélorussie) et ceux qui seraient des économies fondées uniquement sur les matières premières (Russie).

Sublime Oblivion a utilisé de nombreuses sources (les statistiques de Angus Madison, les chiffres de la CIA et les projections du FMIpour 2010 afin de créer un nouvel indice : "Indice post soviétique de l'analyse de l'évolution du produit intérieur brut annuel par habitant, en parité de pouvoir d'achat (PPA)", cet indice est basé sur une référence départ de "100" pour l'année 1989 (chute du mur). 
De façon "surprenante", la Biélorussie, nation décriée et que l'on nous fait passer pour une économie 1/3 mondiste et une dictature politique, cette économie socialiste de marché est plus productive qu'elle ne l'était en 1989 et devance largement ses pairs de l'espace post soviétique. En outre, la Biélorussie reste un des états les plus "équilibrés socialement" du monde. Après le chaos des années 90 (suite à la chute du mur) l'économie Biélorusse s'est bien redressée (bénéficiant certes de ressources pétrolières à bas prix par le voisin et ami Russe) mais également sachant parfaitement développer une industrie assez efficace (tracteurs, frigidaires, camions, réfrigérateurs, produits électroniques ..) dont la production est écoulée dans tout l'espace Eurasiatique. Evidemment, l'évolution part d'assez bas, la Biélorussie était un des états les plus pauvres du monde industrialisé et si le pays est attractif pour les retraités et les pensionnaires (les pensions y sont par exemple plus élevées qu'en Russie) ce n'est pas (encore?) un état jugé attractif pour les jeunes européens.
Les tigres Baltes ont subi une très forte croissance dans les années 2000 et cela jusqu'en aout 2008. Ces états que l'on nous présentait comme des modèles de stabilité et de démocratie (sauf pour les 30% de citoyens Russophones) ont en effet attirés les investissements financiers étrangers et finalisés et réussis leur intégration dans l'UE. Et puis dès le début de la crise, les investisseurs ont pris peur et les crédits ont été retirés du pays. Dès lors le château de cartes d'est effondré. Les états Baltes ont été de loin les états les plus touchés en Europe par la crise économique. Leur totale fragilité et l'illusoire solidité économique est alors apparue au grand jour. Aujourd'hui les pronostics les plus optimistes envisagent un retour à la situation de 2007 au mieux 2014 (!). D'ici la il est plausible que les états subissent une grosse émigration de population, tout comme l'Ukraine, vers l'ouest mais aussi vers la Russie ce qui à terme renforcerait le poids politique / économique de la Russie dans ces différents pays.
La Russie justement, à de loin la plus importante économie de la région post soviétique.  Suite à cela, on peut différencier 2 périodes différentes :1989 - 1999 : un tzar faible (Eltsine) était soumis à de puissants Boyards (les Oligarques) qui défendaient chacun leurs intérêts (personnels) mais surtout une vision politique (en partie dictée de l'étranger) : ne pas permettre de retour à un pouvoir politique fort (qui les auraient empêcher de piller le pays) et surtout empêcher le retour des communistes au pouvoir (afin de pouvoir se présenter comme rempart contre ces derniers devant l'Occident et ainsi justifier leur existence).
2000 -..... : un tzar fort a repris le pouvoir et inversé les tendances. Grâce à un retour en force du politique et en bénéficiant du prix élevés des matières premières, ce tzar fort (poutine) a relancé la machine économique et transformé les boyards insoumis en servants dociles ou en les neutralisant complètement.
Bien sur la performance économique de la Russie est insuffisante encore aujourd'hui mais c'est le pays qui revient du plus loin et la décennie Poutine à sauvé le pays du néant et de la catastrophe, ce qui aurait déstabilisé tous les pays voisins. En outre la Russie, comme les pays Baltes était déjà relativement industrialisée et n'a donc pas pu bénéficier d'une croissance ultra forte comme les pays Baltes (investissements financiers bien plus faible) ou la Biélorussie (croissance par une industrialisation forte).  les lecteurs doivent bien comprendre que pendant la première partie de son règne, le pouvoir Russe n'a pas pu se focaliser sur le développement économique mais sur empêcher l'implosion du pays. Il est relativement accepté aujourd'hui que Poutine a empêché l'effondrement mais que c'est Medvedev qui va désormais guider la barque et se charger de la modernisation du pays.

Il a été dit partout que la Russie allait s'effondrer et que la crise allait la frapper de plein fouet. Pourtant j'ai répété ci et la que la crise a touché la Russie "avant" les pays Occidentaux, les sorties de capitaux (poussés par les Américains dès la crise en Georgie) et la baisse des matières premières, ainsi que l'effondrement boursier ayant commencé dès le mois d'aout 2008. Il n'est pas secret non plus que la très grande majorité des gros groupes Russes (d'état notamment) avaient concocté des crédits auprès de banques et d'organismes de crédits Occidentaux et Américains et que les marchés émergents ont été les premiers touchés par les "coupures" de crédits par ces mêmes organismes lorsque la crise a commencé a réellement se faire sentir. Dès lors les coup bas des spéculateurs ont contribué à affaiblir la Russie. Pourtant la Russie se trouve aujourd'hui dans une situation bien meilleure que ses voisins et tous les pronostics sérieux envisagent une sortie de crise pour ce premier trimestre, voir une croissance relativement fortepour l'année 2010 en Russie. Sa solidité politique et ses énormes réserves de change (les 3ièmes au monde) sont en effet deux atouts majeurs pour les années qui viennent (lire à ce sujet cette analyse sur la crise en Russie).
La pire performance de l'espace post soviétique vient de l'Ukraine que l'on nous montre depuis 2005 comme éventuel futur membre de l'UE (!). Pourtant, jusque dans les années 2004, 2005 ce pays était dans la situation de la Biélorussie et recevait autant de gaz à très bas prix que la Biélorussie. Sa position proche de l'UE (via la Pologne marché en plein développement) est également un "plus" non négligeable. En outre le pays à depuis 2005 les faveurs de l'UE et des Occidentaux (Américains en tête, surtout depuis la révolution Orange), alors comment se fait il que ce pays soit moins dynamique que ses voisins ?La raison essentielle est que l'Ukraine n'a jamais réellement décollé ni quitté ses réflexes désastreux des années 90. Cet problème grave d'identité qui frappe le peuple (tiraillé entre son est orthodoxe et son Ouest "uniate") à de graves conséquences. Tout d'abord il enlève toute légitimité (à hauteur de 50%) à tous les politiques (d'ou la faiblesse du Tzar Ukrainien de l'après chute du mur). Cette absence de stabilité politique empêche tout investissement étranger, notamment dans sa partie pauvre et Occidentale, pro Européenne, alors que son est riche et industriel bénéficie lui des crédits et des investissements Russes. C'est une des raisons de l'échec des Orangistes, qui en plus totalement fait cesser la croissance (jusque la pourtant à 2 chiffres), d'avoir ruiné l'état en tentant d'appliquer des réformes libérales sous forme d'un copié collé archaïque, ont laissé une corruption "bien plus" endémique qu'en Russie ou dans les autres états de l'espace post Soviétique, tout en coupant une partie de population de ses racines et de liens amicaux avec son créditeur le plus puissant et le mieux disposé : la Russie. Peut être que l'élection de Ianoukovitch est la meilleure chose qui puisse arriver à ce pays, a savoir un nouveau tzar (moins faible) car adoubé par et l'est et l'ouest et qui tente de replacer l'Ukraine la ou elle doit être, hors de l'OTAN, hors d'une UE ruinée et en décomposition, et dans le nouvel espace douanier Eurasiatique en construction.

**
Ci dessous un schéma des autres principales économies (moins développées) d'ex URSS.
L'Azerbaijan est en tête de ces pays, principalement grâce au développement de sa production pétrolière, qui a été multipliée par cinq depuis le début des années 2000. L'utilisation des revenus de ces matières premières à largement contribué à la hausse des revenus / habitants. Une explication identique prévaut pour le Kazakhstan, dont l'évolution de 1991 à 2010 est une croissance supérieure à la Russie (la production de pétrole du Kazakhstan à été multipliée par 4 entre 1991 et 2008). 
En comparaison, la Russie ne produit que 22.6% d'énergie combustible de plus en 2008 que en 1992. La production de pétrole a atteint son apogée en 1998 (11,5 millions de barrels) et à baissé en 1992 (7,8 millions de barrels) pour remonter en 2008 (9,8 millions de barrels).  Des facteurs géologiques mais également politiques (affaire Youkos) ont contribué à ce fait. Depuis le milieu des années 2000, la croissance repose grandement sur une croissance intérieure stimulée par la grande distribution, les transports, la production et la finance ..).

L'Arménie a également connu une croissance relativement forte malgré l'absence de ressources naturelles et une situation géographique difficile notamment un voisinage Turque hostile, un conflit militaire avec un autre voisin hostile, l'Azerbaïdjan, une frontière avec une Georgie s'éloignant de la Russie et au sud l'Iran. (Il est facile d'imaginer que la très forte diaspora Arménienne à travers le monde a contribué à financer l'économie nationale et cela un peu sur le modèle Chypriote ou Libanais).
La Georgie n'a pas de résultats très probants. Le dynamisme de la révolution des roses a été un peu plus fort que après la révolution Orange en Ukraine mais le résultat est très faible pour une nation partant de très bas. Le comparatif avec l'Arménie est sans pitié, et la Georgie ne peut que se contenter d'un mieux que la Moldavie, qui n'est pas une référence en soi. Selon l'analyse de Irakli Rukhadze and Mark Hauf, la Georgie depuis 2003 a en effet été victime d'une émigration massive, d'une hausse de la pauvreté conséquente, accompagnée et poussée par une désindustrialisation violente. La corruption d'état y règne selon les auteurs, le gouvernement faisant payer les business indépendants (de l'état) pour leur éviter toutes poursuites. Cette pression politique n'est pas le fait de la Georgie, elle est relativement présente dans l'ex espace soviétique, néanmoins concernant la Georgie on peut se poser la question de l'image qu'on souhaite en donner dans les médias Occidentaux et la réalité du terrain.
Enfin l'Ouzbékistan a connu une croissance et une évolution bien meilleure que le Tajikistan. L'Ouzbékistan est pourtant une économie non réformée, autoritaire (bien plus que la Biélorussie) mais qui part vraiment de très bas. Le Tadjikistan a lui subi une terrible guerre civile dans les années 1990 (entre communistes et Islamistes) qui a tué près de 100.000 personnes et aujourd'hui c'est le pays le moins avancé de l'espace post soviétique en ce qui concerne la transition démographique (revenu utilisé / nouveau né). Le Kyzgyzstan se situe entre l'Ouzbékistan et le Tajikistan, les résultats du Turkménistan sont eux du niveau de l'Ouzbékistan, je rappelle à mes lecteurs que le Turkménistan est un régime politique très autoritaire et stable qui base ses revenus sur le pétrole et le gaz (5ème producteur au monde) mais également le coton.
L'avenir ?
La Russie a un plan de modernisation, et le ressources financières, administratives et humaines pour le mener à bien, ainsi que la volonté politique nécessaire. Il est plausible que si le pouvoir se maintient dans ces états, la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan continueront à connaître des taux de croissances élevés et un fort développement économique. Ces états ont un fort capital humain et semblent travailler en commun, comme le démontre la récente union douanière. Il est plausible et même certain que l'Ukraine rejoigne cet ensemble Eurasien dans les prochaines années.

mardi, 16 février 2010

Nouvelles études sur la guerre des partisans en Biélorussie (1941-1944)

RussianPartisans-px800.jpg

Dag KRIENEN :

 

Nouvelles études sur la guerre des partisans en Biélorussie (1941-1944)

 

Deux historiens, Bogdan Musial et Alexander Brakel ont analysé la guerre des partisans contre l’occupation allemande en Biélorussie entre 1941 et 1944

 

Parmi les mythes appelés à consolider l’Etat soviétique et la notion de « grande guerre patriotique de 1941-45 », il y a celui de la résistance opiniâtre du peuple tout entier contre l’ « agresseur fasciste ». Cette résistance se serait donc manifestée dans les régions occupées avec le puissant soutien de toute la population, organisée dans un mouvement de partisans patriotiques, qui n’aurait cessé de porter de rudes coups à l’adversaire et aurait ainsi contribué dans une large mesure à la défaite allemande.

 

Après l’effondrement de l’Union Soviétique et avec l’accès libre aux archives depuis les années 90 du 20ème siècle, ce mythe a été solidement égratigné. Pourtant, en Russie et surtout en Biélorussie, la guerre des partisans de 1941-45 est à nouveau glorifiée. Ce retour du mythe partisan a incité l’historien polonais Bogdan Musial à le démonter entièrement. Après avoir publié en 2004 un volume de documents intitulé « Partisans soviétiques en Biélorussie – Vues intérieures de la région de Baranovici 1941-1944 », il a sorti récemment une étude volumineuse sur l’histoire du mouvement partisan sur l’ensemble du territoire biélorusse. Au même moment et dans la même maison d’édition paraissait la thèse de doctorat d’Alexander Brakel, défendue en 2006 et publiée cette fois dans une version légèrement remaniée sur « la Biélorussie occidentale sous les occupations soviétiques et allemandes », ouvrage dans lequel l’histoire du mouvement local des partisans soviétiques est abordé en long et en large.

 

Ce qui est remarquable, c’est que nos deux auteurs ont travaillé indépendamment l’un de l’autre, sans se connaître, en utilisant des sources russes et biélorusses récemment mises à la disposition des chercheurs ; bien qu’ils aient tous deux des intérêts différents et utilisent des méthodes différentes, ils concordent sur l’essentiel et posent des jugements analogues sur le mouvement des partisans. Tant Musial que Brakel soulignent que le mouvement des partisans biélorusses, bien que ses effectifs aient sans cesse crû jusqu’en 1944, jusqu’à atteindre des dimensions considérables (140.000 partisans au début du mois de juin 1944), n’a jamais été un mouvement populaire au sens propre du terme, bénéficiant du soutien volontaire d’une large majorité de la population dans les régions occupées par les Allemands. Au contraire, la population de ces régions de la Biélorussie occidentale, qui avaient été polonaises jusqu’en septembre 1939, était plutôt bien disposée à l’égard des Allemands qui pénétraient dans le pays, du moins au début.

 

Jusqu’à la fin de l’année 1941, on ne pouvait pas vraiment parler d’une guerre des partisans en Biélorussie. Certes, les fonctionnaires soviétiques et les agents du NKVD, demeurés sur place, ont été incités depuis Moscou à commencer cette guerre. Mais comme en 1937 le pouvoir soviétique a décidé de changer de doctrine militaire et d’opter pour une doctrine purement offensive, tous les préparatifs pour une éventuelle guerre des partisans avaient été abandonnés : inciter les représentants du pouvoir soviétique demeurés sur place à la faire malgré tout constituait un effort somme toute assez vain.  Le même raisonnement vaut pour les activités des petits groupes d’agents infiltrés en vue de perpétrer des sabotages ou de glaner des renseignements d’ordre militaire. Pour créer et consolider le mouvement des partisans en Biélorussie à partir de 1942, il a fallu faire appel à une toute autre catégorie de combattants : ceux que l’on appelait les « encerclés », soit les unités disloquées à la suite des grandes batailles d’encerclement de 1941 (les « Kesselschlachten »), et aussi les combattants de l’Armée Rouge qui s’étaient échappés de captivité ou même avaient été démobilisés ; vu le destin misérable qui attendaient les prisonniers de guerre soviétiques, ces hommes cherchaient à tout prix à échapper aux Allemands. De très nombreux soldats de ces catégories ont commencé à monter dès l’automne 1941 des « groupes de survie » dans les vastes zones de forêts et de marécages ou bien ont trouvé refuge chez les paysans, où ils se faisaient passer comme ouvriers agricoles. Peu de ces groupes ont mené une véritable guerre de partisans, seuls ceux qui étaient commandés par des officiers compétents, issus des unités encerclées et disloquées par l’avance allemande, l’ont fait. La plupart de ces groupes de survie n’avaient pas l’intention de s’attaquer à l’occupant ou de lui résister activement.

 

Sous la pression de la crise de l’hiver 1941/42 sur le front, les autorités d’occupation allemandes ont pris des mesures au printemps 42 qui se sont révélées totalement contre-productives. Avec des forces militaires complètement insuffisantes, les Allemands ont voulu obstinément « pacifier » les régions de l’arrière et favoriser leur exploitation économique maximale : pour y parvenir, ils ont opté pour une intimidation de la population. Ils ne se sont pas seulement tournés contre les partisans mais contre tous ceux qu’ils soupçonnaient d’aider les « bandes ». Pour Musial, ce fut surtout une exigence allemande, énoncée en avril 1942, qui donna l’impulsion initiale au mouvement des partisans ; cette exigence voulait que tous les soldats dispersés sur le territoire après les défaites soviétiques et tous les anciens prisonniers de guerre se présentent pour le service du travail, à défaut de quoi ils encourraient la peine de mort. C’est cette menace, suivie d’efforts allemands ultérieurs pour recruter par la contrainte des civils pour le service du travail, qui a poussé de plus en plus de Biélorusses dans les rangs des partisans.

 

C’est ainsi que les partisans ont pu étoffer considérablement leurs effectifs et constituer des zones d’activités partisanes de plus en plus vastes, où l’occupant et ses auxiliaires autochtones n’avaient plus aucun pouvoir. Mais l’augmentation des effectifs partisans ne provient pas d’abord pour l’essentiel d’autochtone biélorusses volontaires, car ceux-ci ne rejoignent les partisans que rarement et presque jamais pour des motifs idéologiques ou patriotiques mais plutôt pour échapper à la pression et aux mesures coercitives imposées par les Allemands. Dans « leurs » régions, les partisans, à leur tour, ont recruté de force de jeunes hommes et, pour leur échapper, certains fuiront également dans les forêts.  

 

Malgré l’augmentation considérable des effectifs partisans à partir de 1942, le bilan militaire de la guerre des partisans en Biélorussie demeure vraiment maigre. Elle n’a pas provoqué, comme le veut le mythe soviétique, la perte de près d’un demi million de soldats allemands, mais seulement de 7000. A ce chiffre, il faut ajouter un nombre bien plus considérable de policiers et de gardes autochtones, en tout entre 35.000 et 50.000 hommes. Comme la plupart des unités d’occupation engagées en Biélorussie étaient inaptes au front, le fait qu’elles aient été décimées ou maintenues sur place n’a pas pour autant affaibli les premières lignes. De même, la « guerre des rails », amorcée par les partisans en 1943, avait pour but d’interrompre les voies de communication ferroviaire des Allemands mais n’a jamais atteint l’ampleur qu’escomptaient les Soviétiques ; à aucun moment, cette guerre des rails n’a pu bloquer l’acheminement logistique allemand vers le front. Quant aux renseignements militaires que devaient glaner les partisans pour le compte de l’Armée Rouge, ils n’ont guère fourni d’informations utiles. En revanche, ce qu’il faut bien mettre au compte des partisans, c’est 1) d’avoir rendu de vastes zones de Biélorussie inexploitables sur le plan économique et 2) d’avoir rendu peu sûres les positions de l’occupant sur les arrières du front.

 

Le peu d’importance stratégique de la guerre des partisans en Biélorussie a plusieurs causes. Les partisans ont certes pu se fournir en armes, au début, en puisant dans les stocks abandonnés sur les champs de bataille de 1941, mais, dans l’ensemble, leur base logistique est demeurée faible, en dépit d’approvisionnements aériens sporadiques. Les armes et surtout les munitions, de même que les explosifs pour les actions de sabotage, sont demeurés des denrées rares. Plus grave encore : les partisans disposaient de trop peu d’appareils radio. Même si, à partir de 1942, le mouvement partisan disposait d’un état-major central et d’états-majors régionaux, qui lui étaient subordonnés, et donc d’une structure de commandement solide à première vue, il lui manquait surtout de moyens de communiquer, pour permettre au mouvement partisan de se transformer en une force combattante dirigée par un commandement unitaire et opérant à l’unisson. On en resta à une pluralité de « brigades » isolées, sous la férule de commandants locaux de valeurs très inégales et que l’on ne pouvait que difficilement coordonner.

 

On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que la plupart des groupes partisans évitaient autant que possible de perpétrer des attaques directes contre les Allemands et se bornaient à combattre les collaborateurs de ceux-ci, comme les gardes de village, les maires et les policiers ; ou exerçaient la terreur contre tous ceux qui, forcés ou non, travaillaient pour les Allemands. Les principales actions qu’ils ont menées, et quasiment les seules, furent des « opérations économiques » : se procurer des vivres, de l’alcool et d’autres biens d’usage auprès de la population rurale. Celle-ci ne cédait pas ses avoirs aux partisans volontairement et de gaîté de cœur, contrairement à ce qu’affirme le mythe soviétique. Les paysans donnaient mais sous la contrainte ou sous la menace de violences et de représailles. Dans le meilleur des cas, les partisans tenaient plus ou moins compte des besoins vitaux de la population rurale mais, dans la plupart des cas, ils pillaient sans le moindre état d’âme, incendiaient, violaient et assassinaient. Pour la plupart des paysans biélorusses, les partisans n’étaient rien d’autre que des bandes de pillards.

 

Quasiment nulle part les partisans se sont montrés à même d’offrir une véritable protection à la population autochtone contre les troupes allemandes et contre les raids de confiscation et de réquisition qu’elles menaient. Lors d’actions ennemies de grande envergure, les partisans se retiraient, s’ils le pouvaient. Les ruraux habitant les zones tenues par les partisans risquaient en plus d’être considérés par les Allemands comme des « complices des bandes » et de subir des représailles : villages incendiés, massacres ou déportation de la population. Les survivants juifs des mesures allemandes de persécution et d’extermination n’ont que rarement trouvé refuge et protection chez les partisans, tandis que ces mesures cruelles étaient acceptées sans trop de réticence par les autochtones biélorusses ou polonais.

 

Musial et Brakel ne cessent, dans leurs études respectives, de souligner la situation désespérée dans laquelle fut plongée la majeure partie de la population biélorusse après le déclenchement de la guerre des partisans. Dans leur écrasante majorité, les Biélorusses, les Polonais et aussi les Juifs  —auxquels les intentions exterminatrices, motivées par l’idéologie nationale-socialiste, du SD et de la SS, ne laissaient aucune chance, même si les pratiques avaient été plus ou moins « rationalisées » dans le but de ne pas laisser trop d’habitants filer vers les partisans—  aspiraient à sortir de la guerre sains et saufs, sans avoir à prendre parti. La politique violente pratiquée tant par les occupants que par les partisans soviétiques (et, dans les régions anciennement polonaises, par l’armée secrète polonaise) ne leur laissait pourtant pas d’autres choix que de prendre parti.

 

Dans ce glissement, les affinités politiques et idéologiques et l’appartenance ethnique ne jouèrent pratiquement aucun rôle. La plupart optaient pour le camp dont il craignaient le plus la violence. Dans les grandes villes et le long des principales voies de chemin de fer, l’option fut généralement pro-allemande ; dans les zones forestières tenues par les partisans, l’option fut en faveur du camp soviétique, ou, dans certaines régions, en faveur de l’ « Armia Krajowa » polonaise. Dans ce contexte, la guerre des partisans en Biélorussie constitue une guerre civile, ce que corrobore notamment les pertes en vies humaines ; une guerre civile où, dans tous les camps, on trouve plus de combattants forcés que volontaires. Il y eut des centaines de milliers de victimes civiles, devenues auparavant, sans l’avoir voulu, soit des « complices des bandes » soit des « collaborateurs des fascistes » ou ont été déclarées telles avant qu’on ne les fasse périr. Brakel résume la situation : « Le combat partisan contre le cruel régime allemand d’occupation est bien compréhensible mais, pour les habitants de l’Oblast de Baranowicze, il aurait mieux valu qu’il n’ait jamais eu lieu ». Cette remarque est certes valable pour la région de Baranowicze et vaut tout autant pour le reste de la Biélorussie. Et pour la plupart des guerres de partisans ailleurs dans le monde.

 

Ce qui est intéressant à noter, c’est que deux historiens, indépendants l’un de l’autre, ne se connaissant pas, l’un Allemand et l’autre Polonais, ont eu le courage de mettre cette vérité en exergue dans leurs travaux et de démonter, par la même occasion, le mythe des « partisans luttant héroïquement pour la patrie soviétique », tenace aussi dans l’Allemagne contemporaine. On ne nie pas qu’il eut des partisans communistes soviétiques en Biélorussie pendant la seconde guerre mondiale : on explique et on démontre seulement qu’ils étaient fort peu nombreux. Brakel et Musial ne sont pas des « révisionnistes », qui cherchent à dédouaner l’occupant allemand et ses auxiliaires : ils incluent dans leurs démonstrations certains leitmotive des historiographies à la mode et ne tentent nullement de se mettre délibérément en porte-à-faux avec l’esprit de notre temps. Dans leur chef, c’est bien compréhensible.

 

Dag KRIENEN.

(Recension parue dans « Junge Freiheit », Berlin, n°47/2009 ; trad.  franc. : Robert Steuckers).

 

Sources :

Bogdan MUSIAL, « Sowjetische Partisanen 1941-1944 – Mythos und Wirklichkeit », Schöningh Verlag, Paderborn, 2009, 592 pages, 39,90 Euro.

 

Alexander BRAKEL, « Unter Rotem Stern und Hakenkreuz : Baranowicze 1939 bis 1944. Das westliche Weissrussland unter sowjetischer und deutsche Besatzung », Schöningh Verlag, Paderborn, 2009, XII et 426 pages, nombreuses illustrations, 39,90 Euro.

lundi, 08 février 2010

La guerre préventive contre l'Union Soviétique

GermanTroopsInRussia1941.jpg

 

La guerre préventive contre l'Union Soviétique

 

 

Gerd Rühle

 

Ce texte de Gerd Rühle rend compte des corrections que les historiens occidentaux ont dû apporter à leurs jugements depuis que les archives soviétiques s'ouvrent lentement au public et depuis que, grâce à la perestroïka, les historiens russes, baltes, ukrainiens, etc. cessent de répéter les thèses que le régime leur avait imposées. Gerd Rühle dresse le bilan de la question en 1989, juste avant la chute du Mur de Berlin. Mais cinq années plus tard, le public francophone ignorait toujours ce bilan. L'Histoire revue et corrigée comble cette scandaleuse lacune.

 

Etonnés, nous constatons qu'en URSS, aujourd'hui, l'ouverture d'esprit est plus largement répandue qu'en Occident. En RDA, la publication soviétique destinée au grand public, Spoutnik, a été interdite parce qu'elle expliquait pourquoi les communistes avaient perdu la bataille en Allemagne face aux nationaux-socialistes. Les “glorieux anti-fascistes” en quête permanente de légitimité, qui sont regroupés autour de Honecker, n'ont pas pu admettre une telle liberté de ton. Honecker lui-même s'est attaqué verbalement au mouvement réformiste de l'“URSS amie”, qui travestit dans les colonnes de Spoutnik l'histoire du Parti Communiste et suscite les “jacassements d'un clique de petits bourgeois excités qui veulent réécrire l'histoire dans un sens bourgeois”.

 

Il est évidemment difficile de se défaire des visions conventionnelles que l'on a de l'histoire, surtout si l'on met en jeu sa propre légitimité. Cette évidence apparaît au grand jour dans la discussion entre historiens sur la guerre préventive de 1941 contre l'Union Soviétique. Le 16 octobre 1986, le directeur scientifique du Bureau de recherches en histoire militaire (dépendant du gouvernement) de Fribourg, Joachim Hoffmann, prend position, dans un lettre de lecteur à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, sur la question de la guerre préventive de 1941. Hoffmann a suscité une longue série de lettres de lecteurs, dont plusieurs émanaient de collaborateurs de ce Bureau de recherches de Fribourg. Parmi ceux-ci, Rolf-Dieter Müller soulignait, le 10 novembre 1986, que, dans cette querelle, il ne s'agissait pas seulement d'établir la vérité historique mais de toucher à des intérêts bien actuels:

 

“D'après moi, dans ces questions, il ne s'agit pas uniquement  de problèmes scientifiques. Si l'on tente aujourd'hui, au départ de diverses officines, de faire renaître un anticommunisme militant et de réhabiliter le IIIe Reich dans ses dimensions les plus effrayantes, alors il s'agit ni plus ni moins d'une manœuvre de diversion destinée à torpiller l'Ostpolitik du gouvernement fédéral (allemand), surtout l'orientation choisie par le Ministre des Affaires étrangères Genscher”.

 

De cette façon, on nous fait comprendre indirectement que des faits que l'on aimerait occulter ou refouler sont sans cesse tenus sous le boisseau pour satisfaire des objectifs politiques actuels! Le seul argument que Müller avance en cette question  —l'Amiral Dönitz aurait dit en 1943 que l'Est aurait été conquis pour des raisons économiques—  n'infirme pas les thèses de Hoffmann. Un autre collaborateur du Bureau de Fribourg, Gert R. Ueberschär, critique Hoffmann (lettre à la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 31 octobre 1986), d'une manière caractéristique, à ce titre exemplaire: sans détours, il décrit les thèses factuelles de Hoffmann comme des “thèses politiques” (“Les thèses politiques du Dr. Hoffmann sont singulières dans le domaine de la recherche historique”). De cette façon, il pose son adversaire comme un marginal, ce qui n'est pas le cas, évidemment. Ueberschär nie tout simplement l'existence de textes importants, qu'il doit pourtant connaître; il espère que son lecteur, lui, ne les connaît pas. La tentative de réfuter les arguments de Hoffmann repose sur un “axiome de base”, qui, selon Ueberschär, ne peut pas être mis en doute par des faits nouveaux: “L'intention de Hitler, son objectif immuable, a été de conquérir de l'espace vital à l'Est en menant une guerre d'extermination sans merci, justifiée par une idéologie de la race”. Cette intention, on peut la lire dans Mein Kampf, l'ouvrage de Hitler, ce qui permet à Ueberschär de considérer comme superflus tous les efforts de ses collègues qui tentent de saisir en détail chaque facette du processus historique: “Hitler n'a pas commencé la guerre à l'Est parce qu'il a eu des querelles politiques avec Staline, mais parce qu'il entendait rester dans la logique de son programme et de ses plans de conquête, déterminés depuis les années vingt”. Une affirmation de cette nature exige pourtant des preuves supplémentaires. En général, on ne se contente pas des déclarations d'intention; dans un procès criminel, en effet, on ne déclare pas coupable un inculpé pour ses intentions mais pour le fait.

 

Pourtant cette méthode, qui consiste à refuser tout débat qui prendrait en compte la multiplicité des événements historiques, à tout déduire d'une et une seule déclaration d'intention, à ignorer les résultats des recherches historiques, est devenue monnaie courante dans ce pays, du moins pour ce qui concerne l'histoire allemande récente.

 

Dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 21 septembre 1988 (p. 10), Günter Gilessen recense objectivement, en pesant bien ses mots, l'enquête parue cette année-là sur la guerre préventive à l'Est de 1941, due à la plume de Hartmut Schustereit (Vabanque - Hitlers Angriff auf die Sowjetunion 1941 als Versuch, durch den Sieg im Osten den Westen zu bezwingen, Herford, 1988, DM 39,80; trad. du titre: Jouer va banque - L'attaque de Hitler contre l'Union Soviétique en 1941 comme tentative de faire fléchir l'Ouest par une victoire à l'Est). Schustereit a étudié les documents relatifs à la planification de la production d'armements; il en déduit les objectifs de guerre de Hitler et arrive à la conclusion qu'il n'y a pas eu de planification avant Barbarossa. Les planifications allemandes n'ont jamais été élaborées pour le long terme mais toujours pour l'immédiat, le très court terme! En juxtaposant tous les chiffres, qui parfois sont contradictoires, et en ne se contentant pas de combiner les indices qui abondent dans son sens, Schustereit conclut que la guerre contre l'Union Soviétique n'avait nullement était prévue par Hitler de longue date mais considérée comme une étape intermédiaire, nécessaire pour abattre l'Angleterre.

 

Sur base des documents et des statistiques qu'analyse Schustereit, on peut évidemment contester ses conclusions et se demander si les chiffres contradictoires qu'il nous soumet et les résultats qu'il en tire sont suffisants pour établir définitivement quels étaient les véritables objectifs des guerres menées par Hitler. Quoi qu'il en soit son travail minutieux, clair et précis mérite pleinement d'être discuté. Il conteste les thèses d'Andreas Hillgruber, énoncées en 1965. Hillgruber insistait sur les motivations idéologiques de Hitler et interprétait toutes les campagnes militaires qui ont précédé la guerre contre l'URSS comme une préparation à celle-ci, qui devait assurer aux Allemands un “espace vital” à l'Est.

 

Tout ce débat, objectivement mené dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, est traité dans Die Zeit (supplément littéraire du 7 octobre 1988, p. 33) sur un mode hostile, totalement dépourvu d'objectivité. Le journaliste qui recense nos ouvrages historiques ne peut imaginer que les recherches en cours n'ont d'autre finalité que d'établir la vérité historique. Jost Dülffer laisse franchement filtrer sa propre subjectivité, son hostilité aux ouvrages qu'il recence et déclare sans vergogne: “Ces derniers temps, quelques thuriféraires ont tenté d'étayer scientifiquement le point de vue défendu, à l'époque, par la propagande national-socialiste, et qui voulait que la guerre à l'Est était une guerre préventive, qui avait gagné Staline de vitesse et évité de justesse une attaque soviétique imminente. Or pour étayer une telle thèse, on ne peut avancer aujourd'hui aucune source plausible ou aucun argument sérieux”.

 

Ueberschär et Müller (cf. supra) procèdent à peu près de la même façon. Mais, pour leur malheur, dans l'espace linguistique anglais, on trouve, depuis un certain temps déjà, le livre important de Victor Souvorov, un ancien de l'état-major général soviétique, qui a exploité une série de documents  —qu'on a détruit entretemps—  et qui prouve que l'Union Soviétique se préparait à attaquer. Au début de l'“agression” contre l'URSS, Staline avait fait déployer onze armées dans les régions frontalières occidentales de son empire. Qui plus est, les Soviétiques prévoyaient pour la fin juillet 1941 le déploiement de 23 armées et de 20 corps d'armée autonomes. On peut évidemment exclure d'office que “ce plus grand déploiement de toute l'histoire du monde, organisé par un seul pays” (dixit Souvorov) ait été conçu comme une mesure de défense préventive. Une telle concentration de troupes prêtes à l'attaque, sur un territoire aussi réduit, n'aurait pu se maintenir pendant longtemps. Ce qui prouve, d'après Souvorov, que l'attaque finale aurait dû avoir lieu peu après le déclenchement de la guerre préventive allemande. En aucun cas, les troupes massées le long de la frontière occidentale de l'Union n'auraient pu se maintenir dans ces régions de déploiement jusqu'à l'hiver.

 

La traduction allemande de ce livre de Souvorov paraîtra au printemps 1989 chez le grand éditeur Klett-Cotta de Stuttgart. On peut prévoir la réaction des médias, vu les préliminaires que nous venons de rendre compte. Le livre subira la conspiration du silence. Ou bien les “recenseurs” imiteront les méthodes des Ueberschär, Müller et Dülffer: ils ignoreront délibérément les faits nouveaux, avancés et dûment étayés, refuseront les conclusions que tout historien sensé tirera de ces innovations et trouveront dans Mein Kampf des passages pour justifier, comme d'habitude, la guerre à l'Est par les intentions exprimées par Hitler dans son livre. Les lecteurs simplets se contenteront des arguments d'un Dülffer et jugeront sans doute qu'il est superflu d'entamer de nouvelles recherches: “On connaît depuis longtemps la vision du monde racialiste et biologiste de Hitler, ses objectifs de lutte contre le "bolchévisme juif" et son intention de conquérir de l'espace vital à l'Est”.

 

Dans un ouvrage très pertinent et véritablement fondamental du philosophe grec Panajotis Kondylis (Theorie des Krieges. Clausewitz, Marx, Engels, Lenin, Klett-Cotta, Stuttgart, 1988; trad. du titre: Théorie de la guerre. Clausewitz, Marx, Engels, Lénine), l'auteur opère une distinction judicieuse entre “guerre d'extermination” et “guerre totale”, qui peut nous servir dans l'argumentaire que nous déployons. “Sans nul doute, les expériences traumatisantes de Hitler pendant la première guerre mondiale ont influencé considérablement sa pensée stratégique, si bien qu'une répétition de la guerre "totale" ou de ce que l'on considérait comme tel à l'époque, était pour lui l'objectif stratégique prioritaire; la guerre totale est la némésis de Hitler, non son projet” (p. 131).

 

La leçon que Hitler a tiré de l'infériorité matérielle du Reich allemand pendant la première guerre mondiale, c'est que la guerre devait être une guerre-éclair (Blitzkrieg), devait concentrer l'ensemble des forces sur un point. Ce qui signifie mobilisation massive des moyens, effet de surprise et grande mobilité pour compenser les faiblesses matérielles. Les chiffres de la production d'armements, étudiés en détail par Schustereit, Kondylis les inscrit dans le contexte de la Blitzkrieg; pour Kondylis, mener une guerre-éclair ne nécessite pas d'accroître la production d'armements: “cependant, ce qui était absolument nécessaire, c'était d'orienter le potentiel de l'économie de guerre selon le prochain ennemi envisagé, c'est-à-dire selon la physionomie et les besoins particuliers de la prochaine guerre. C'est ainsi qu'au cours des années 1939-1941, l'effort principal de l'industrie de guerre s'est modifié à plusieurs reprises; modifications successives qui impliquaient la nécessité de tenir compte de la rareté des matières premières et de diminuer la production dans un domaine pour l'augmenter dans un autre” (p. 133).

 

“Les Allemands, jusqu'au début de l'année 1942, n'ont pas accru l'économie de guerre à grande échelle, n'ont pas décrété la mobilisation totale des forces économiques, parce que leur stratégie de la Blitzkrieg ne l'exigeait pas. La légende de la reconstruction de l'économie allemande après 1933 dans la perspective de préparer la guerre a été dissipée depuis longtemps. Entre 1933 et 1938, les dépenses en matières d'armements se chiffraient à moins de 40% des dépenses de l'Etat, ce qui correspondait à environ 10% du PNB. Ce pourcentage a été considérablement augmenté en 1938-39, bien que l'Allemagne produisait par mois autant d'avion que l'Angleterre et moins de chars. En 1941, la production globale d'armements n'avait que peu augmenté par rapport à l'année précédente. De septembre 1940 à février 1941, on constate un recul général de la production d'armements, la production d'avions diminuant de 40%” (p. 132 et s.).

 

Ensuite, Kondylis fait référence à des travaux parus dans l'espace linguistique anglo-saxon, qu'on ne peut pas citer en Allemagne sans déclencher de polémiques hystériques (notamment: B. Klein, Germany's Economic Preparations for War, Cambridge, Mass., 1959; B. Caroll, Design for Total War. Army and Economics in the Third Reich, La Haye/Paris, 1968).

 

L'ouvrage de Kondylis fait table rase de bon nombre de préjugés  —préjugés qu'il considère comme éléments de l'“idéologie des vainqueurs”. Raison pour laquelle aucun journal allemand ne lui a consacré de recension positive. Die Zeit, notamment, le critique impitoyablement (7 octobre 1988). Cette hostilité doit nous inciter à lire ce livre le plus vite possible, à lui faire de la publicité.

 

dimanche, 07 février 2010

Les prolégomènes de l'attaque allemande contre l'URSS (22 juin 1941)

TANK-35060.jpgLes prolégomènes de l'attaque allemande contre l'URSS (22 juin 1941)

 

Dr. Ulrich Müller

 

Plus d'une génération après la fin de la seconde guerre mondiale, l'historiographie souffre encore et toujours de la mise au secret des archives de guerre alliées. Ce sont surtout les archives de Moscou qui demeurent inaccessibles aux historiens. Malgré cela, les historiens ont pu, au cours des dernières décennies, réfuter pour l'essentiel la thèse des vainqueurs: celle d'une attaque-surprise de Hitler contre une “Union Soviétique qui ne voulait que la paix”. Un historien diplômé, qui s'est spécialisé dans ces questions, nous donne un survol des opinions sur cet épisode de la seconde guerre mondiale et dresse le bilan de l'historiographie allemande sur ce sujet.

 

Les accords secrets du 23 août 1939

 

La politique étrangère de Hitler a été telle qu'en 1939 les Polonais se sont sentis très menacés. Hitler, comme chacun le sait, demandait aux Polonais de négocier à propos du Corridor et de la Ville Libre de Dantzig, créations du Traité de Versailles. Les Polonais ont pu se montrer intransigeants  —au contraire des Tchèques pendant l'automne 1938—  parce qu'ils jouissaient depuis le 31 mars 1939 d'une garantie britannique, qui, chose étonnante, s'étendait très loin. La Grande-Bretagne avait promis de venir en aide à la Pologne en cas de guerre. Ce pacte d'assistance anglo-polonais, auquel la France s'est jointe rapidement, ne pouvait fonctionner sur le plan militaire que si une autre grande puissance continentale y adhérait. Or seule l'Union Soviétique pouvait entrer en ligne de compte dans cette optique.

 

Les Etats capitalistes, France et Angleterre, courtisèrent assidûment l'URSS au cours de l'été 1939. Mais les négociations échouèrent parce que les Polonais se méfiaient des Russes. Les Polonais refusèrent que les Russes obtiennent le droit de traverser leur territoire pour aller garnir l'hypothétique front occidental de la Pologne. Varsovie craignait que les Russes ne profitent de l'occasion pour régler un vieux contentieux et pour demeurer en Pologne orientale, territoire qu'ils réclamaient depuis longtemps.

 

Ce fut la grande chance de Hitler. Dans n'importe quel livre scolaire, on mentionne la surprise de l'opinion publique internationale quand, le 23 août 1939, l'entrée en vigueur du pacte Hitler-Staline est annoncée officiellement. Le monde pouvait à peine croire que deux ennemis mortels, sur le plan idéologique, la Russie communiste et le Reich national-socialiste, arrivaient à s'entendre et à régler pacifiquement leurs différends d'un coup et pour dix ans.

 

Mais les accords secrets qui accompagnaient le pacte sont, à notre avis, bien plus intéressants à étudier et leurs conséquences sont plus importantes. L'opinion publique internationale n'a appris leur existence qu'après la seconde guerre mondiale et l'URSS continue à les nier.

 

Dans ce protocole secret, les signataires avaient prévu un partage de la Pologne: la partie occidentale du pays, avec la Lithuanie, étaietn attribués à la sphère des intérêts allemands; la partie orientale à la sphère des intérêts soviétiques. La Finlande, l'Estonie, la Lettonie et la Bessarabie tombaient également dans l'orbite soviétique.

 

Une semaine plus tard, le 1 septembre 1939, les Allemands attaquent la Pologne. Hitler a pu attaquer sans trop de risques; il savait que l'Armée Rouge ne bougerait pas et qu'il n'y aurait pas de guerre sur deux fronts.

 

Les Soviétiques en Pologne en 1939

 

Quel fut le comportement de Staline après le 1 septembre 1939? Il a d'abord attendu de voir comment les choses évoluaient; il pensait que les Anglais et les Français allaient attaquer l'Allemagne immédiatement. Les Etats capitalistes se seraient affrontés ce qui, conformément à l'idéologie de Staline, n'aurait profité qu'à la seule URSS.

 

Pour prolonger la guerre entre l'Allemagne et la Pologne, Staline alla même jusqu'à promettre secrètement des armes aux Polonais, pour qu'ils poursuivent leur lutte contre les Allemands. Il n'a pas pu mettre ce projet à exécution, parce que la Wehrmacht a avancé trop rapidement, à la surprise générale, et parce que le Kremlin a été complètement surpris par la rapide victoire allemande, malgré les affirmations contraires de Molotov (1). Quand le sort de la Pologne était presque réglé, les Soviétiques se sont décidés à pénétrer en Pologne le 17 septembre 1939. Le désarroi était tel que certaines unités polonaises ont cru que les Russes volaient à leur secours (2).

 

Comme ni Moscou ni Varsovie n'avaient déclaré la guerre formellement, les Polonais désarmés ont été considérés par les Russes comme des criminels. Beaucoup d'entre eux aboutirent dans des camps pénitentiaires d'URSS (3).

 

Dans ce contexte, on connaît généralement le massacre par les Soviétiques de quelque 15.000 officiers polonais, prisonniers de l'Armée Rouge. “On en a acquis la certitude ultérieurement, les officiers polonais ont été exécuté d'une balle dans la nuque au début de l'année 1940 et jetés dans des fosses communes. L'une de ces fosses a été découverte en avril 1943 par des soldats allemands près de Katyn dans les environs de Smolensk. Des représentants de la Croix-Rouge internationale l'ont visitée. Elle contenait environ 4800 cadavres” (4).

 

Sur base du droit des gens, les Soviétiques ont incorporé immédiatement dans leurs structures étatiques les territoires attribués à leur sphère d'influence. A l'aide de leurs techniques manipulatoires bien éprouvées, ils ont fait élire dès octobre 1939 des représentants pour les assemblées nationales ouest-ukrainienne et biélorusse. Ces deux assemblées ont tenu diète séparément: l'une à Lvov (Lemberg; Lviv) en Ukraine; l'autre à Bialystok en Biélorussie. Les orateurs se sont succédé à la tribune pour dire que leur rêve le plus cher était d'être annexés à l'URSS (5). A la suite de quoi, les deux assemblées nationales ont voté à l'unanimité pour l'annexion aux RSS de Biélorussie et d'Ukraine (6).

 

Dans les terrioires nouvellement acquis, les Soviétiques ont immédiatement dépossédé la “classe des exploitateurs et des propriétaires terriens”, ce qui englobait non seulement les gros propriétaires terriens polonais mais aussi tous les paysans, tous les entrepreneurs, petits industriels et commerçants. Tous perdirent définitivement leurs avoirs. On ferma également les écoles supérieures, les universités, les instituts de recherches et les bibliothèques; de même, toutes les églises et toutes les synagogues (7).

 

Une bonne partie de la population de cette ex-Pologne orientale a été déportée par les Soviétiques: environ 1,2 million de personnes en 1939 et 1940. Beaucoup de Polonais tentèrent d'échapper au filet des organes de sécurité soviétiques. Ils gagnèrent la Lithuanie ou la Roumanie en grand nombre, mais la plupart d'entre eux se réfugia dans les zones occupées par les Allemands. Des milliers d'entre eux demandèrent aux autorités allemandes de rejoindre leurs familles, et, au grand étonnement d'un Khroutchev, parmi ces demandeurs d'asile, il y avait beaucoup de Juifs, qui souhaitaient s'installer dans les territoires sous contrôle allemand, sans craindre, apparemment, la terreur nazie (8).

 

Le Traité qui règle les problèmes de frontières, le Traité d'amitié et les accords commerciaux

 

Comment s'est agencée la collaboration germano-soviétique en Pologne occupée? Le 28 septembre 1939, Allemands et Soviétiques signent un traité d'amitié qui règle en même temps les problèmes de frontières entre les deux puissances; ce traité confirme en gros les conventions en matières territoriales prises le 23 août 1939, mais avec les modifications suivantes: le Reich englobe désormais dans sa sphère d'influence la plus grande partie de la Pologne jusqu'au cours de la rivière Bug; en contrepartie, l'URSS prend la Lithuanie dans sa propre sphère d'influence.

 

Tout aussi importants ont été les accords commerciaux d'une durée d'un an, signés le 11 février 1940 entre l'Union Soviétique et le Reich. Le volume des transactions s'élevait à 800 millions de RM. Selon ces accords, le Reich allait prendre livraison de matières premières indispensables à la guerre, du pétrole et divers minerais, des céréales, etc. dans des quantités telles qu'elles réduisaient presque à néant les effets du blocus britannique. L'Allemagne payait ces livraisons de matériels d'équipement de marine et de machines-outils (9).

 

Ces accords ne constituaient pas un traité commercial ordinaire mais bien plutôt un traité d'aide réciproque. La preuve? L'URSS devait importer des matières premières pour pouvoir les vendre à l'Allemagne (par exemple le caoutchouc) (10). Autre clause importante pour l'Allemagne dans cet accord: l'URSS mettait ses chemins de fer à la disposition du commerce allemand pour le transit du pétrole roumain vers l'Allemagne; de même, pour les marchandises en transit à travers la Pologne soviétisée et venant du Proche-Orient et de l'Extrême-Orient.

 

Qui plus est, l'Union Soviétique n'a même pas tenté de cacher à l'opinion publique internationale son option en faveur du Reich. Au contraire: quand Hitler occupe au printemps 1940 le Danemark et la Norvège, puis la France, Molotov lui envoie très officiellement des félicitations. Sur le plan idéologique également, les Soviétiques tentèrent de justifier les actions de leurs nouveaux amis face aux critiques et aux questions des partis communistes occidentaux.

 

Les premières tensions entre Berlin et Moscou

 

Les Soviétiques se sont efforcés, dans un premier temps, d'occuper réellement les territoires que Hitler leur avait permis d'inclure dans leur sphère d'intérêts. Des pressions d'ordre politique et militaire ont rapidement vaincu la résistance des gouvernements estonien, letton et lithuanien: ceux-ci accordèrent à l'Armée Rouge des points d'appui sur leur territoire.

 

Les Finlandais ne se plièrent pas aux exigences soviétiques. Le 30 novembre 1939, l'URSS attaque la Finlande. Malgré la supériorité des Soviétiques, les forces finlandaises parvinrent à tenir jusqu'en mars 1940. Le 12 mars 1940, Finlandais et Soviétiques négocient un traité de paix à Moscou. La Finlande cède plusieurs territoires caréliens à l'URSS.

 

Même si l'inclusion des Pays Baltes dans l'URSS s'était faite avec l'assentiment de Hitler, en pratique, les conflits n'ont pas tardé à survenir.

 

Le 20 juin 1940, les troupes soviétiques avaient envahi la Lithuanie complètement, jusqu'à la frontière de la Prusse orientale, alors que dans l'accord secret du 28 septembre 1939, les deux dictateurs étaient convenus qu'une bande territoriale située au sud-ouest de la Lithuanie devait revenir au Reich, qui, de cette façon, corrigerait le tracé de sa frontière. Il a fallu des négociations serrées pour que le 10 janvier 1940, à l'occasion de nouveaux accords économiques, l'URSS consente à donner une compensation de 7,5 millions de dollars-or à l'Allemagne pour que celle-ci renonce à cette bande territoriale (11). Mais les rapports germano-soviétiques devenaient de jour en jour plus problématiques en Europe du Sud-Est. Dans cette région du continent, Hitler, dans le fameux protocole secret, n'avait donné carte blanche aux Soviétiques que pour la Bessarabie roumaine. Le 28 juin 1940, Staline frappe dans cette région et, après avoir lancé un ultimatum, il y fait entrer ses troupes. Mais il ne se contente pas de la Bessarabie mais s'empare du même coup de la Boukovine du Nord, qui appartenait, elle aussi, à la Roumanie (12).

 

Hitler aurait pu se sentir offenser, car il tenait absolument à ce que la Roumanie demeure stable, parce qu'elle lui livrait d'importantes quantités de pétrole.

 

On remarquera que Staline passe à l'action au moment où Hitler tient la victoire en France. Sans doute, le dictateur georgien voulait-il s'assurer une part de butin. Hitler a dû accepter le fait accompli, car, sans les livraisons de matériels soviétiques, il n'aurait jamais pu mener la campagne de France. Quoi qu'il en soit, c'est ce qu'il a affirmé devant Molotov le 1 août 1940 (13).

 

Mais les rapports germano-soviétiques ne pouvaient demeurer harmonieux vu la situation dans les Balkans. Ce que prouvent par exemple les demandes maintes fois réitérées du Roi Carol de Roumanie à l'Allemagne, d'envoyer une mission militaire à Bucarest (14). En août 1940, Hitler décide de convoquer les petites puissances régionales à l'arbitrage de Vienne, où les puissances de l'Axe garantissent l'intégrité territoriale de la Roumanie (15): une mesure qui était dirigée exclusivement contre l'URSS et qui entendait faire barrage aux désirs d'expansion soviétiques dans la région. Cette décision a évidemment hypothéqué les relations entre Soviétiques et Allemands. Et quand la Wehrmacht fit transiter des troupes à travers la Finlande neutre pour prendre position sur les côtes de l'Océan Arctique dans la région de Kirkenes, Molotov émit une plainte, comme quoi le Reich avait enfreint le droit en faisant pénétrer des unités numériquement importantes de son armée dans un territoire attribué à la sphère d'influence soviétique (16). L'Allemagne a alors justifié ses intérêts en Finlande et en Roumanie par la nécessité d'obtenir de ces pays des matières premières nécessaires à la guerre: le pétrole roumain et le nickel finlandais.

 

On voit que les rapports entre les deux dictateurs étaient déterminés par l'envie et la méfiance, tout au long de l'année 1940. Chacun d'eux voyait en l'autre son futur adversaire et veillait, avec mesquinerie, que l'autre n'interfère pas dans sa zone d'influence.

 

La visite de Molotov à Berlin, les 12 et 13 novembre 1940

 

Dans la perspective qui est celle d'aujourd'hui, on peut se demander si en 1940 il n'aurait pas été possible d'éviter la guerre avec l'URSS. L'historiographie donne des réponses très diversifiées à cette question.

 

Qu'on se rappelle la situation politique de 1940. Fin juin, la France capitule. Il fallait donc mettre l'Angleterre à genoux. Quand il est apparu au grand jour que ce n'était pas possible, Hitler forgea le 27 septembre 1940 le Pacte Tripartite entre l'Allemagne, l'Italie et le Japon, pacte qui devait rester ouvert à la Russie, ce qu'il est très intéressant de noter (17). C'était une tentative de reconduire la répartition des forces de 1939 et de trouver un modus vivendi avec les Soviétiques.

 

Hitler partait du principe que les Anglais capitulerait assez vite s'ils constataient qu'une guerre germano-soviétique n'était plus possible. C'est-à-dire que l'URSS n'était plus prête à jouer le rôle d'allié continental de l'Angleterre. Enfin, les Etats-Unis auraient été contraints de bien réfléchir avant d'entrer officiellement en guerre, vu qu'ils auraient dû affronter un immense bloc continental formé par l'Allemagne, l'Italie, le Japon et la Russie. L'idée d'un bloc continental était l'idée favorite du ministre allemand des affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop. A ce bloc, devaient s'ajouter ultérieurement la France et l'Espagne.

 

Mais les pourparlers décisifs eurent lieu les 12 et 13 novembre 1940 à Berlin.

 

C'est Ribbentrop qui prit la parole le premier: il expliqua aux Soviétiques quelle était la position allemande; il exprima sa conviction que l'Angleterre était déjà vaincue. Or, en totale contradiction avec cette assertion de Ribbentrop, les très officiels “Actes de la politique étrangère allemande”, dans lesquels la conversation toute entière a été consignée, mentionnent que les délégations se sont rendues dans les abris anti-aériens du Ministère des affaires étrangères du Reich, car on annonçait des attaques de la RAF, et que les pourparlers finaux y ont eu lieu”. Molotov, qui avait le sens de l'humour, dit à Ribbentrop, en le saluant cordialement lors de son départ, qu'il ne s'était nullement formalisé de cette alerte aérienne, car cela lui avait permis de s'entretenir en long et en large  —pendant deux heures et demie—  avec le Ministre des affaires étrangères du Reich (18).

 

Ribbentrop avait soumis à son homologue soviétique un projet de traité tout prêt, qui reposait sur l'hypothèse d'un fin imminente des hostilités. L'Allemagne, le jour où la paix serait signée, se contenterait de parfaire les révisions territoriales qui s'imposaient en Europe. Les aspirations territoriales allemandes du futur se porteront vers l'Afrique centrale. En contrepartie, Ribbentrop suggère à Molotov d'infléchir le poids de l'Union Soviétique vers le Sud, en direction de l'Océan Indien. Quoi qu'il en soit, les Soviétiques recevraient pour toujours le droit de franchir les détroits avec leurs navires de guerre.

 

Les intentions des Allemands étaient claires: Staline aurait dû laisser à Hitler les mains libres en Europe centrale et orientale; en contrepartie, Staline auraient eu les mains libres en Asie.

 

Dans sa réponse, Molotov ne releva même pas l'offre allemande mais suggéra un modus vivendi différent, démontrant simultanément que l'URSS n'entendait pas être tenue à l'écart des affaires européennes. Molotov, en pratique, exigea le droit de s'immiscer dans toutes les questions ouvertes de l'Europe de l'époque. L'URSS s'intéressait à la Turquie, à la Bulgarie, à la Roumanie, à la Hongrie, à la Yougoslavie, à la Grèce, à la Finlande et à la Pologne. Les Soviétiques voulaient même discuter du futur statut de la neutralité suédoise. Le Ministre des affaires étrangères soviétique termina son exposé en signalant que la Russie montrerait également dans l'avenir un vif intérêt pour le contrôle aux accès à la Mer Baltique et à la Mer du Nord (Skagerrak et Kattegat) (19).

 

Moscou n'avait jamais exprimé ses desiderata de façon aussi explicite. Göring a décrit plus tard la réaction de la délégation allemande: “Nous sommes presque tous tombés de nos chaises” (20).

 

Pourquoi les Soviétiques ont-ils subitement adopté une position aussi dure? Probablement parce que Roosevelt venait d'être réélu le 5 novembre 1940. Le Président des Etats-Unis s'était fait l'avocat de meilleures relations entre son pays et l'URSS et voulait aider l'Angleterre (21).

 

Hitler était bien forcé d'interpréter les affirmations de Molotov dans ce sens et de constater que Staline voulait utiliser le Reich pour parfaire une seconde expansion vers l'Ouest de l'URSS. Staline, de surcroît, savait parfaitement que Hitler dépendait de Moscou à cause des matières premières venues des Balkans et de l'espace soviétique. Cet atout, Staline le jouait sans vergogne. Restait ensuite l'éventualité que l'URSS se range du côté des Anglais: l'Armée Rouge avait fait avancer 100 divisions et les avait massées de la Baltique aux Carpathes. Hitler, du coup, devait se sentir menacé par l'URSS et dépendant d'elle; les Soviétiques pouvaient le faire chanter (22). De plus, les services secrets allemands avaient eu vent des conversations secrètes entre Russes et Américains: faits dont Hitler devait désormais tenir compte (23).

 

Idéologue ou pragmatique?

 

L'historiographie contemporaine conteste l'importance de la visite de Molotov à Berlin. L'école représentée par Andreas Hillgruber n'accorde à cette visite qu'une importance réduite. Hillgruber part du principe que Hitler voulait la guerre contre l'URSS dès le départ. La façon dont le Führer entama cette guerre, la brutalité avec laquelle il l'a menée, signifient, pour Hillgruber que Hitler considérait cette guerre comme la sienne.

 

Or cette thèse on ne peut la prouver qu'en faisant référence à l'idéologie nationale-socialiste, qui réclamait de l'“espace vital” pour le peuple allemand à l'Est, justifiait la lutte contre les “races inférieures” (Slaves et Juifs) et annonçait le combat final contre la bolchévisme qu'elle haïssait. Tels sont les facteurs énumérés par les historiens qui attribuent à Hitler, à partir de 1920 environ, la volonté de mener une guerre de conquête à l'Est. Ils lui concèdent toutefois d'avoir souhaité une pause de quelques années après avoir vaincu la France et l'Angleterre (qu'il croyait vaincre rapidement après juin 1940). Après cette pause, Hitler, d'après les historiens de l'école de Hillgruber, aurait mis son programme à exécution et amorcé la conquête de l'URSS. Vu sous cet angle, les conversations de Berlin n'aurait pas eu d'autre signification que de gagner du temps.

 

Ce qui fait problème: c'est l'importance que l'on accorde, dans ce contexte, à l'idéologie et au programme de la NSDAP. Question: Hitler était-il vraiment marqué par une idéologie, comme on le dit aujourd'hui? N'a-t-il pas été, le plus souvent, un pragmatique qui calculait ses coups à froid? On se souvient surtout du sort des Tyroliens du Sud que Hitler, s'il avait suivi son “idéologie”, aurait dû incorporer dans le Reich; mais Hitler a plutôt agi en machiavélien: il a sacrifié l'irrédentisme sud-tyrolien au profit de son alliance avec Mussolini. Il a eu exactement le même comportement avec la Pologne: il n'a pas tenu compte des intérêts de la minorité allemande de ce pays entre 1934 et 1938, parce qu'il ne jugeait pas opportun de se préoccuper d'elle dans le cadre de sa politique étrangère de ces années-là.

 

Mis à part ces exemples ou d'autres faits de même nature, nous devons formuler une objection de principe: les historiens ne devraient pas croire aveuglément, sans émettre de critiques, que les affirmations de nature idéologique de tel ou tel individu ou de telle ou telle formation politique sont automatiquement transposées dans la réalité dès que l'occasion se présente. Tous les systèmes marqués par une idéologie  —et le système marxiste offre sur ce chapitre suffisamment d'exemples—  ont pour caractéristique que, dès qu'ils se hissent au pouvoir, ils se transforment sous la pression du réel et finissent par présenter un visage purement pragmatique. Pourquoi dès lors Hitler constituerait-il une exception? Les historiens devraient se garder, de prendre des formules de nature idéologique pour des éléments de preuve, qui plus est, de preuves définitives, pour expliquer que tel acte positif ou tel acte condamnable ont été commis en leur nom. En premier lieu, il faut avancer les faits que prouvent les sources, pour pouvoir juger d'un événement historique.

 

En 1982, une controverse scientifique a eu lieu sur cette question de méthode dans les colonnes de la revue Geschichte in Wissenschaft und Unterricht (n°4, 1982).

 

Hillgruber, une fois de plus, y a réitéré sa thèse habituelle: Hitler aurait toujours voulu la guerre contre l'URSS pour des raisons d'ordre idéologique. Mais l'historien militaire Stegemann s'est opposé à cette interprétation; pour lui, ce sont, en première instance, des considérations d'ordre stratégique qui ont conduit Hitler à attaquer l'Union Soviétique. Pour preuve, Stegemann évoque la politique de Staline pendant l'été 1940, que nous venons d'exposer; cette politique menaçait dangereusement les intérêts allemands et Hitler a fini par considérer l'URSS comme un allié potentiel de l'Angleterre (24). Ensuite, Stegemann a avancé d'autres arguments: dès juin 1940, alors que l'armistice n'avait pas encore été signé avec la France et que des combats se déroulaient encore entre Français et Allemands, Hitler a ordonné que l'on réduise les effectifs de l'armée de terre de 155 à 120 divisions et que l'industrie militaire devait concentrer ses efforts sur l'aviation et la marine (25). Ce sont là des mesures qui montrent à l'évidence que le Reich ne préparait pas une guerre de conquête à l'Est.

 

Hitler a évoqué pour la première fois l'idée d'en découdre militairement avec l'URSS à la date du 22 juillet 1940. Halder a consigné ses dires dans son journal. Et les motivations qui animaient le Führer étaient essentiellement d'ordre stratégique. Hitler, ensuite, a fait part de sa décision à Jodl, Brauchitsch et Halder, en la justifiant sur un plan stratégique. C'était le 31 juillet 1940. L'attaque contre l'Union Soviétique aurait servi de dérivatif pour obliger l'Angleterre à accepter la paix. Mais cette “décision” n'a rien eu de définitif, car Hitler s'est efforcé de trouver d'autres solutions. Du 31 juillet au 5 décembre 1940, on ne trouve plus une seule trace d'un tel projet; Hitler ne montre plus le moindre intérêt pour une campagne à l'Est. Ce n'est que le 18 décembre 1940, un peu plus de quatre semaines après la visite de Molotov à Berlin, que Hitler a donné l'ordre, fatidique, de préparer l'“Opération Barbarossa”.

 

Hitler juge incorrectement le potentiel de l'Armée Rouge

 

En prenant en considération la défaite allemande de 1945 et la puissance militaire soviétique actuelle, on a trop rapidement tendance à juger l'acte de Hitler comme totalement insensé. En effet, beaucoup de nos contemporains pensent que c'est un acte dément d'avoir osé attaquer, sans motif impérieux, un pays aussi puissant que la Russie soviétique. Qui plus est, en envahissant l'URSS, Hitler s'obligeait à mener une guerre sur deux fronts, dont l'issue ne pouvait être qu'une défaite inéluctable. Mais pour juger correctement de cette décision de Hitler, il faut tenir compte de l'état des connaissances de l'époque; seule une telle prise en compte permet un jugement historique solide. L'Armée Rouge avait alors dans le monde entier une très mauvaise réputation. Fin mai 1941, par exemple, le Foreign Office britannique conclut que l'URSS capitulerait rapidement, avant ou après la menace d'une attaque allemande. Si les choses en arrivaient là, les Britanniques bombarderaient Bakou, le centre pétrolier soviétique, de façon à ce que les Allemands ne puissent pas s'emparer de cette matière première indispensable à la poursuite de la guerre (26). Hitler, ses conseillers militaires et bon nombre d'autres experts militaires étrangers estimaient que le sort de l'URSS aurait été réglé en une campagne d'été de 9 à 18 semaines (27).

 

Cette mésestimation des capacités de l'Armée Rouge et de la résistance du peuple russe abonde plutôt dans le sens de Stegemann et de ceux qui disent que Hitler a été essentiellement motivé par des raisons stratégiques. Hitler a cru qu'il était possible, concrètement, d'éliminer l'URSS par une Blitzkrieg, après avoir épuisé toutes les possibilités de coopération avec le partenaire soviétique en automne 1940.

 

Hitler pouvait espérer se débarrasser du maître-chanteur qui le menaçait sur son flanc oriental, ôter à l'Angleterre la possibilité de manœuvrer contre lui un “allié continental” et montrer aux Etats-Unis que toute intervention directe dans la guerre européenne était désormais impossible puisque le Reich contrôlait à son profit toute la puissance économique russe. Nous constatons donc que Hitler  —tout en restant dans le cadre de sa stratégie globale—  avançait toujours des motifs plausibles et réalisables pour justifier sa décision d'attaquer l'URSS.

 

Pourquoi les Allemands ont-ils si mal évaluer le potientiel de l'Armée Rouge? Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, cette mésestimation remonte à la jonction entre unités de la Wehrmacht et unités de l'Armée Rouge en Pologne en septembre 1939. Les militaires allemands ont eu une mauvaise impression de l'Armée Rouge. Leurs rapports mentionnent une discipline qui laissait à désirer et une disparité dans les uniformes. Enfin, les équipements, signalaient ces rapports, étaient totalement obsolètes et, souvent, les obusiers étaient encore tirés par des tracteurs (28).

 

Cette mauvaise impression des militaires allemands, Staline l'a-t-elle délibérément provoquée? On doit prendre ce soupçon en compte. Même si au cours de la guerre de l'hiver 39/40 contre la Finlande, les Soviétiques s'étaient également servi d'armes obsolètes. Sur cette guerre, les militaires soviétiques ont même fait tourner un film de propagande, dont le titre était “En perçant la ligne Mannerheim”. Ce film est tombé entre les mains des services secrets allemands, qui l'ont montré à l'état-major. On y voyait effectivement des mitrailleuses d'un autre âge, ce qui a convaincu l'état-major général allemand que l'Armée Rouge n'avait qu'une faible valeur combative, incapable, qui plus est, de venir rapidement à bout des Finlandais (29).

 

Vraisemblablement, ce film a été délibérément fourni aux Allemands, sinon Staline aurait verrouillé son territoire sans laisser la moindre faille pour que l'étranger ne prenne pas connaissance de la véritable valeur combative du soldat soviétique. En toute apparence, le dictateur géorgien voulait montrer piètre figure afin de suggérer aux Allemands qu'aucun danger ne les guettait de l'Est.

 

Une agression?

 

Le 22 juin 1941 à 3 heures 15, Hitler attaque l'Union Soviétique. On parle de cet événement majeur de la deuxième guerre mondiale comme d'une “agression”; dans le langage courant, ce terme désigne une attaque-surprise, que la victime n'avait pas introduite dans ses calculs. Dans le cas de l'Opération Barbarossa, l'effet de surprise n'a pas joué, donc le terme “agression” nous apparaît inapproprié. Staline, bien sûr, savait depuis longtemps quels étaient les plans de Hitler.

 

Plusieurs discours de Staline prouvent que le dictateur soviétique considérait la guerre comme inévitable, notamment son allocution du 5 mai 1941 aux lauréats de l'Académie militaire. Dans ce discours, dont le contenu est attesté par de nombreux témoins, Staline a dit, textuellement: “L'Armée Rouge doit se faire à l'idée que l'ère de la paix est terminée et que l'ère de l'expansion violente du front socialiste a commencé. Celui qui ne reconnaît pas la nécessité de passer à l'offensive est soit un petit bourgeois soit un idiot” (30). Le pouvoir soviétique devait donc temporairement retenir l'adversaire en engageant des négociations, pour pouvoir s'opposer à lui dans de meilleurs conditions en 1942 (31).

 

Signe extérieur de la tension qui règnait entre Allemands et Soviétiques: en avril 1941 la propagande anti-allemande est à nouveau tolérée à Moscou (32).

 

Même l'observateur qui ne connaît pas grand'chose à l'art militaire admettra qu'on ne peut pas transporter vers leurs zones de rassemblement plus de trois millions de soldats allemands, avec leur matériel, sans que l'ennemi ne s'en aperçoive. Les Soviétiques n'ont pas cessé de renforcer leurs effectifs le long de leurs frontières occidentales, amenant des divisions de Sibérie orientale et concentrant les masses compactes de leur armée de terre à proximité de la frontière, de façon à ce que les observateurs allemands aient l'impression que l'Armée Rouge était sur le point d'attaquer (33).

 

Chars et unités de cavalerie avaient également été massées dans des positions exposées; beaucoup de terrains d'aviation avaient été aménagé à proximité des frontières. “Les travaux d'aménagement n'avaient pas encore été terminés au début de la guerre, si bien que les avions étaient alignés en rangs serrés sur les terrains d'aviation presque prêts; de cette façon, ils offraient des cibles idéales pour les appareils de la Luftwaffe”. De même, les forces terrestres et aériennes, les dépôts logistiques, les stocks de carburants et les réserves en cas de mobilisation avaient été disposés d'une façon jugée erronée aujourd'hui, à proximité immédiate de la nouvelle frontière entre les deux puissances. Dès le début des hostilités, tout cela a évidemment été perdu pour les Soviétiques (34). Ils avaient construit des routes et des ponts, tracé des chemins, bâti des refuges pour leurs troupes mais avaient renoncé à installer dans l'arrière-pays des relais de communication et des postes de commandement. Ce choix, qui s'est avéré fatidique, montre bien que les Soviétiques ne pensaient pas devoir défendre leur pays en profondeur. Mais les mesures qu'ils ont effectivement prises (concentration des troupes très près des frontières, etc.) ne signifient-t-elles pas que Staline mettaient en œuvre ses plans offensifs (35)?

 

Ce qui, jusqu'ici, ne pouvait être lu que dans les souvenirs des officiers ou entendu dans les propos de table des soldats, pénètre petit à petit, depuis 1983, dans la littérature scientifique consacrée à l'histoire de la seconde guerre mondiale. Toutefois, l'historien Förster relativise les thèses qui évoquent les intentions offensives des Soviétiques; à ce propos, il écrit: “Du fait que les Soviétiques ne donnent pas encore accès à leurs documents, on ne peut pas répondre en toute certitude à la question de savoir si oui ou non les Soviétiques avaient l'intention de passer à l'offensive” (36). Le dilemme est connu: les archives soviétiques ne sont pas accessibles aux historiens, si bien qu'on ne peut trouver ni la preuve ni l'indice d'un ordre quelconque, prouvant que les Soviétiques avaient bel et bien l'intention de lancer une offensive.

 

Ce qui frappe les observateurs, ce sont les énormes concentrations de troupes soviétiques dans le saillant de Lemberg (Lvov) et dans la région de Bialystok. De telles concentrations ne peuvent s'expliquer pour des raisons purement défensives; en effet, comme l'admet Joukov lui-même, en cas d'attaque, ces masses concentrées de troupes risquent d'être contournées en profondeur, puis encerclées et détruites (37).

 

Förster avance l'hypothèse que l'URSS a vraisemblablement envisagé d'entrer en guerre durant l'hiver 1940/41, avant la campagne victorieuse des Allemands dans les Balkans (38). “Lorsque nous disons que les préparatifs militaires se faisaient en vue d'une offensive soviétique, ... , nous défendons finalement le même point de vue que celui du Général Vlassov, qui, au début de la guerre {germano-soviétique], commandait le 4° Corps mécanisé dans la région de Lemberg (Lvov), et qui, en cette qualité, devait être plus ou moins au courant des intentions du commandemant soviétique” (39). On ne peut dire avec certitude qu'une seule chose: Staline, en disposant ses troupes à l'Ouest, se ménageait indubitablement des possibilités, de quelque façon que la situation évolue (40).

 

Enfin, il est intéressant de juger la puissance respective des Soviétiques et des Allemands à la date du 22 juin 1941. Ce jour-là, sur le Front de l'Est, se trouvaient 3.050.000 soldats allemands et 600.000 alliés de l'Axe (Roumains, Finlandais et Hongrois). Face à eux, 2.900.000 soldats soviétiques, mais qui pouvaient rapidement recevoir des renforts de l'intérieur du pays. Sur le plan matériel, les Soviétiques étaient nettement supérieurs. Ainsi, face aux 3648 chars et canons d'assaut allemands, se trouvaient 14.000 à 15.000 chars soviétiques; face aux 2510 avions allemands, 8000 à 9000 avions soviétiques.

 

Hitler a pu facilement exploiter, dans sa propagande, le fait que les Soviétiques avaient concetré autant d'hommes et de matériels le long de sa frontières orientale. Lorsque, dans la nuit du 22 juin 1941, la rupture définitive entre Berlin et Moscou a été consommée, Hitler, dans son mémorandum, a reproché au gouvernement soviétique et à Staline d'avoir concentré l'ensemble des forces soviétiques “le long de la frontière, prêtes à bondir” (41). Pour justifier la guerre, les Allemands reprochaient aux Soviétiques d'avoir pénétré dans les Pays Baltes et en Finlande, en Bessarabie et en Boukovine du Nord, et d'avoir exercé une pression constante sur la Turquie, la Roumanie, la Bulgarie et la Yougoslavie (42).

 

Résumé

 

1. Hitler et Staline ont coopéré de 1939 à juin 1941; tous deux ont profité largement de cette coopération.

2. Hitler a pu mener ses campagnes en Europe occidentale parce que l'Union Soviétique n'a pas bougé et lui a livré d'impressionnantes quantités de matériels.

3. L'harmonie entre Moscou et Berlin ne s'est pas rompue pour des motifs idéologiques mais parce qu'il s'est avéré, au plus tard en novembre 1940, lors de la visite de Molotov à Berlin, que les deux dictateurs avaient quasiment les mêmes visées territoriales, notamment l'acquisition de territoires et d'influences en Europe centrale et orientale.

4. La question de savoir si Hitler aurait attaqué l'URSS ultérieurement et dans d'autres circonstances, si Moscou avait accepté d'adhérer en 1940 à son projet de “bloc continental”, demeure ouverte.

5. L'URSS n'était pas un “pays pacifique”: elle avait forcé la main à six de ses voisins depuis 1939, en utilisant des moyens militaires: la Finlande, la Lettonie, l'Estonie, la Lithuanie, la Pologne et la Roumanie.

6. L'URSS, cela va de soi, a intérêt à diffuser la thèse que Hitler l'a attaquée en 1941 pour des motifs idéologiques. Si, dans l'opinion publique internationale, elle passe pour la victime innocente d'une théorie folle de la race et de l'espace vital, elle peut, simultanément, faire oublier les années  —celles où il y avait du butin à prendre—   où ses intérêts ont été identiques à ceux des Allemands.

 

Notes

 

1) Hellmuth Günther Dahms, Die Geschichte des Zweiten Weltkrieges, Munich, 1983, p. 104.

2) Ibidem.

3) Ibidem, p. 120.

4) Alfred Schickel, Polen und Deutsche, Bergisch Gladbach, 1984, p. 232.

5) Hellmuth Günther Dahms, op. cit., p. 121.

6) Ibidem.

7) Ibidem.

8) Ibidem, p. 122.

9) Förster, “Der Angriff auf die Sowjetunion”, in Das Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg, Bd. 4, Stuttgart, 1983, p. 104.

10) Ibidem, p. 96.

11) Andreas Hillgruber, Hitlers Strategie, Politik und Kriegsführung 1940/41, Frankfurt, 1965, p. 231.

12) Ibidem, p. 110.

13) Ibidem, p. 105.

14) Hellmuth Günther Dahms, op. cit., p. 213.

15) Ibidem, p. 214.

16) Ibidem, p. 215.

17) Ibidem, p. 220.

18) Akten zur auswärtigen deutschen Politik, Serie D, Bd. 11, 1, pp. 472 et suivantes.

19) Ibidem.

20) Hellmut Diwald, Geschichte der Deutschen, Frankfurt, 1979, p. 156.

21) Hellmuth Günther Dahms, op. cit., p. 223.

22) Ibidem, p. 225.

23) Hellmut Diwald, op. cit., p. 157.

24) Bernd Stegemann, “Politik und Kriegführung in der 1. Phase der deutschen Initiative”, in Das Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg, Bd. 2, Stuttgart, 1979, p. 39.

25) Andreas Hillgruber, “Noch einmal Hitlers Wendung gegen die Sowjetunion 1940”, in Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, 4, 1982, Stuttgart.

26) Hellmuth Günther Dahms, op. cit., p. 261.

27) Ibidem, p. 262.

28) Erich Helmdach, Täuschungen und Versäumnisse, Kriegsausbruch 1939/41, Berg, 1979, p. 114.

29) Ibidem.

30) Förster, op. cit., p. 73.

31) Hellmuth Günther Dahms, op. cit., p. 261.

32) Ibidem, p. 268.

33) Ibidem, p. 266.

34) Förster, op. cit., p. 69.

35) Ibidem.

36) Ibidem.

37) Ibidem.

38) Ibidem, p. 70.

39) Ibidem, p. 71.

40) Ibidem.

41) Ibidem, p. 75.

42) Hellmuth Günther Dahms, op. cit., p. 268.

samedi, 06 février 2010

La guerre de Staline - Une nouvelle vision de la guerre à l'Est

Stalin_and_Voroshilov,_1937.jpgLa guerre de Staline

Une nouvelle vision de la guerre à l'Est

 

Dr. Karl Otto Braun

 

On a dit que Staline avait été le grand vainqueur de la seconde guerre mondiale. Cette évidence et la façon dont Staline a contribué à provoquer cette guerre, en appliquant la stratégie du long terme, préalablement définie par Lénine, tel est le contenu d'un livre qui a suscité beaucoup d'attention Outre-Rhin, celui du Professeur de sociologie de Graz (Autriche), le Dr. Ernst Topitsch: Stalins Krieg. Die sowjetische Langzeitstrategie gegen den Westen als rationale Machtpolitik (Günter Olzog Verlag, Munich, 1985, 160 pages, DM 22,-; trad. du titre: La guerre de Staline. La stratégie soviétique du long terme contre l'Ouest en tant que politique rationnelle de puissance). Par son livre, le Dr. Topitsch jette un regard complètement nouveau sur l'histoire de la dernière guerre et nous force à émettre des jugements très différents de ceux que l'on a eu l'habitude de poser depuis 1945. Le Dr. Karl Otto Braun nous donne, dans le texte qui suit, son opinion sur cet ouvrage fondamental qui oblige à une révision complète de l'histoire des rapports germano-soviétiques de ces cinquante dernières années.

 

Si nous devions faire jouer l'histoire du monde sur une scène de théâtre, l'acte qui narrerait la seconde guerre mondiale aurait quatre personnages principaux: Roosevelt, Staline, Churchill et Hitler. Les projecteurs, dont le faisceau lumineux serait dirigé par les vainqueurs et les “juges” de Nuremberg, éclairerait uniquement Adolf Hitler, ses SS et ses camps de concentration. Les actes criminels perpétrés par ses adversaires, eux, en revanche, resteraient dans l'ombre, surtout les massacres collectifs de Staline, ceux qu'il a commis contre ses concitoyens koulaks, contre les Ukrainiens, les Polonais, les juifs sionistes et d'autres. Rappelons que l'on a interdit aux Allemands de procéder à des comparaisons historiques. Toute comparaison, dit-on, fausserait le calcul.

 

Les historiens qui osent faire dévier le faisceau lumineux de ces projecteurs, on les appelle des “révisionnistes”. Les Allemands, échaudés, tremblants de peur, blêmes de frousse, n'osent pas toucher aux projecteurs. C'est pourquoi, ironie de l'histoire, les historiens américains ont été les premiers à bousculer les tabous et à braquer les projecteurs sur les crimes des Américains ou plutôt sur les crimes de leur Président, qu'ils ont élu quatre fois de suite, Franklin Delano Roosevelt. Plus on libère les documents secrets, plus on s'aperçoit que le peuple américain a choisi comme Président un adepte fanatique du dieu Mars. “Il nous a menti pendant la guerre”, disait une publiciste américaine réputée. “He was the greatest liar who ever sat in the White House” (“Il a été le plus grand menteur qui ait jamais siégé à la Maison Blanche”), me disait en 1983 l'adversaire le plus acharné de Roosevelt sur la scène de la politique intérieure américaine, Hamilton Fish (dont les mémoires sont parues en allemand en 1982: H.F., Der Zerbrochene Mythos, F. D. Roosevelts Kriegspolitik 1933-1945, Grabert Verlag, Tübingen, 1982; trad. du titre: Le mythe brisé. La politique de guerre de F.D. Roosevelt entre 1933 et 1945). Donc les Allemands n'ont pas été les seuls à avoir un “Führer” qui vénérait un peu trop le dieu Mars.

 

Mis à part quelques prédécesseurs malchanceux, condamnés par la conspiration du silence, comme par exemple Sündermann et von Richthofen, quelques historiens allemands osent enfin, après une sorte de commotion qui dure depuis plus de quarante ans, modifier la position des projecteurs. Parmi eux, Dirk Bavendamm, à qui on doit un ouvrage magistral, [édité à très gros tirages, disponible en livre de poche, ndt]: Roosevelts Weg zum Krieg (Herbig, Munich, 1983; trad. du titre: Le chemin de Roosevelt vers la guerre). Son éclairage met en exergue Roosevelt en tant que fauteur de guerre, et confirme les thèses de plusieurs historiens américains comme Beard, Barnes, Chamberlin, Tansill, Hoggan, Martin et quelques autres.

 

Ernst Topitsch, quant à lui, braque le faisceau du projecteur sur Staline. Il écrit: “Ainsi, nous observons d'importantes mutations de perspective. Hitler et l'Allemagne nationale-socialiste perdent en quelque sorte leur centralité et déchoient pratiquement au rang d'un phénomène épisodique, de pièces dans ce jeu d'échecs qu'était la stratégie à long terme inaugurée par Lénine pour soumettre le monde capitaliste”. Staline, le “Géorgien démoniaque”, est rigoureusement resté fidèle à la conception de Lénine et a hissé la Russie au rang de superpuissance. Topitsch écrit: “Au fur et à mesure que le temps passe, nous nous apercevons de plus en plus clairement que Staline n'est pas seulement un géant de l'histoire russe comme Ivan le Terrible ou Pierre le Grand, mais aussi un géant de l'histoire mondiale” (p. 7).

 

Hitler, dans sa juste lutte contre les implications du Traité de Versailles, mène des négociations avec les Soviétiques, en concurrence avec les Anglais et les Français qui négocient de leur côté, et gagne cette première manche, surtout parce que ses vues sur la question polonaise plaisent mieux aux Russes, signe ensuite le Pacte Ribbentrop/Molotov et permet ainsi aux Soviétiques d'amorcer leur grande marche vers l'Ouest en conquérant les Pays Baltes et la Bessarabie. Le tribut que Hitler a payé à Staline à modelé le destin du monde à venir. Mais Staline n'était pas prêt à se contenter de ces gains territoriaux, pourtant très importants. Il s'est d'abord attaqué à la Finlande, alors que ce pays du Nord ne l'avait nullement provoqué. Ensuite, il a obligé son ministre des affaires étrangères Molotov à formuler à Berlin en novembre 1940 des exigences que l'Allemagne ne pouvait satisfaire et devait immanquablement rejetter, si elle ne voulait pas capituler sans broncher devant Staline. “Tout autre homme d'Etat allemand que Hitler, dans une telle situation, aurait réfléchi à la manière d'échapper à temps à cet étranglement” (p. 97).

 

Lors de l'entrevue de Berlin en novembre 1940, Molotov a une nouvelle fois insisté pour que les exigences soviétiques sur la Finlande soient satisfaites, a rappelé les intérêts russes en Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Yougoslavie et en Grèce. Mais il ne s'est pas contenté de réitérer ces vieilles revendications du panslavisme: il a soulevé les problèmes de la neutralité suédoise et du droit de passage dans le Sund, jusqu'au Kattegat et au Skarregak (p. 95). Ensuite, il a demandé à ses interlocuteurs allemands s'ils étaient d'accord pour prendre des mesures diplomatiques et militaires communes avec l'URSS et l'Italie au cas où la Turquie s'opposerait aux projets russes (p. 96). Toutes ces exigences dépassaient de loin les revendications russes traditionnelles, formulées de Pierre le Grand à Alexandre Isvolsky (p. 98). Topitsch estime néanmoins que les revendications de Molotov relèvent d'une “logique implacable”. Molotov voulait provoquer les Allemands, cherchait à faire endosser à Hitler l'opprobe de l'agresseur, de façon à ce que les intentions belliqueuses et conquérantes de Staline passent pour une “guerre patriotique et défensive”.

 

La stratégie à long terme de Moscou, après l'élimination de la France en 1940, de détruire définitivement le Reich, en tant que dernier bastion contre la domination absolue du bolchévisme en Europe. La réélection de Roosevelt le 5 octobre 1940 donnait le feu vert à Staline. Il pouvait désormais laisser libre cours à sa politique anti-allemande. Mais, but ultime de sa stratégie inspirée de Lénine, il avait également l'intention de jeter les Américains hors d'Europe.

 

En signant un pacte de neutralité avec le Japon le 13 avril 1941, Staline poursuivait une politique analogue: il voulait impliquer l'Empire du Soleil Levant dans un conflit de longue durée avec les Etats-Unis, tout comme il avait incité les Allemands à en découdre avec la Pologne (pp. 105-106). Tant les Polonais que Roosevelt adoptèrent aussitôt une attitude provocante. Le Kremlin renforça ses positions en Sibérie et face à la Chine. Il préparait cette dernière à une prise du pouvoir par les communistes, bien qu'officiellement il soutenait Tchang Kai-Tchek. Dans cette volte-face audacieuse, ce coup de poker, Staline a bénéficié non seulement de la “myopie américaine”, comme le souligne Topitsch, mais aussi du travail des agents soviétiques influents introduits dans les rouages du pouvoir à Washington, surtout dans le célèbre Institute of Pacific Relations, où ils étaient très nombreux. Parmi les thèmes principaux du livre de Topitsch: le long combat occulte de Staline contre son allié anglo-saxon.

 

En été 1941, l'attaque allemande a d'abord paru réussir et les plans de grande envergure et les préparatifs militaires de Staline semblaient se solder par un cuisant échec. Le dictateur soviétique avait massé ses divisions offensives trop loin à l'Ouest parce qu'il leur imputait une puissance défensive qu'elles n'avaient en fait pas. Quand la guerre a éclaté, les capacités défensives de l'Armée Rouge se sont révélées nulles. “Les hommes politiques anglo-saxons qui étaient au pouvoir ne se sont pas aperçu qu'ils se trouvaient dans la situation où Staline avait toujours voulu qu'ils soient... Pour cela, il n'y a pas eu besoin d'un "changement d'alliance", mais seulement d'un dosage adéquat des aides à l'Union Soviétique et des opérations contre l'Allemagne” (p. 134). Topitsch écrit avec raison que c'est ainsi que l'Amérique et l'Angleterre ont gâché le rôle d'arbitres du monde qui leur était tombé entre les mains. En jouant sur les deux tableaux, ils auraient évité la soviétisation de l'Europe centrale et orientale.

 

A l'avant-dernière page de son livre, Topitsch évoque “Roosevelt empétré dans l'internationalisme maçonnique”. En écrivant cette phrase, il fait allusion aux conspirations qui se trament dans les coulisses de l'histoire. Mais il faudrait encore écrire un livre entier sur ces conspirations qui mènent le monde: il serait capital pour tous ceux qui veulent appréhender la vérité historique dans toute sa lumière; pour l'écrire, il nous faudrait évidemment des historiens capables d'étayer leurs preuves.

 

Terminons par une remarque critique: nous nous sommes préoccupé à plusieurs reprises des “conversations avec Hitler” de Hermann Rauschning. Cet ouvrage, si largement diffusé, considéré comme un “classique”, est décortiqué aujourd'hui par un historien suisse, membre du “Centre de Recherches historiques d'Ingolstadt” (Zeitgeschichtliche Forschungsstelle Ingolstadt). Conclusion de ses recherches: ce best-seller est une compilation de récits falsifiés.   

 

lundi, 11 janvier 2010

1941: les Soviétiques préparaient la guerre

Soviet-troops-02.jpgArchives de Synergies Européennes - 1991

 

1941: les Soviétiques préparaient la guerre!

 

par le Dr. Heinz MAGENHEIMER

Professeur à l'Université de Salzbourg,

Membre de l'Académie de la Défense de Vienne

 

Pendant des décennies, l'attaque alle­man­­de contre l'Union Soviétique, com­men­cée le 22 juin 1941, a été considérée comme l'exemple par excellence d'une guerre d'exter­mi­na­tion, préparée depuis longtemps et justifiée par des arguments raciaux. L'histo­rio­gra­phie soviétique qualifiait en outre cette guer­re de «guerre de pillage» et ajoutait que l'Al­le­­magne avait trahi ses promesses, avait rompu la parole donnée. Jusqu'en 1989, le Pac­te Hitler/Staline des 23 et 24 août 1939 a­vait été interprété de cette fa­çon dans l'apo­logétique soviétique. L'observateur des évé­ne­ments était littéra­lement noyé sous un flot d'ar­guments qui vi­saient à étayer au moins deux thèses: 1) La signature du traité a em­pêché Moscou d'être impliqué dans les pre­miers événements de la guer­re européenne, qui aura ultérieure­ment comme victime prin­cipale l'URSS; 2) Le pouvoir soviétique a vu d'avance le plan des «impérialistes» et l'a contre­car­ré; il vi­sait à détourner l'armée al­le­mande vers l'Est. L'Union Soviétique au­rait ainsi été la victime, à l'été 1941, de sa fi­dé­lité à la lettre du pacte et de sa volonté de paix. Cette loyauté, l'URSS l'a payée cher et a failli être complètement détruite sur le plan militaire.

 

Des experts soviétiques réfutent l'interprétation officielle

 

Depuis 1989, cette vision de l'histoire con­tem­poraine a été largement réfutée. Des ex­perts soviétiques, dont V. Dachitchev, esti­ment désormais que le Pacte des 23 et 24 août 1939 a constitué une lourde erreur de la poli­tique étrangère soviétique (cf. Hans-Henning Schröder, Der Zweite Weltkrieg, Piper, Mün­chen, 1989). Bien sûr, on parle encore et tou­jours de la guerre germano-russe comme d'une «guerre d'anéantissement justifiée par une idéologie racialiste», notamment dans les écrits, y compris les derniers, de l'historien Andreas Hillgruber (cf. Zwei­fa­cher Untergang, 1986). Mais les préoccu­pa­tions qui dominent, actuellement, chez les spécialistes de l'histoire contempo­raine, sont celles qui concernent les mul­tiples fa­cet­tes du processus de décision: outre la volonté d'expansion de Hitler, on examine désor­mais la logique, certes subjec­tive, qui a fait que l'Allemagne a choisi la solution mili­taire pour règler le problème que constituait l'URSS dans le contexte stra­tégique du prin­temps 1941. On étudie ensuite ce qui opposait de façon irréconciliable les idéologies au pou­­voir en URSS et dans le Troisième Reich, tout en essayant de com­prendre quelles étaient les arrière-pensées de Staline en ce qui concerne l'Europe. Résultat de ces in­ves­ti­gations: on se de­mande si l'attaque alle­man­de n'a pas été fi­nalement une attaque pré­ventive, vu ce qui s'annonçait à moyen ou long terme. Ernst Topitsch est de cet avis de­puis longtemps et a étayé solidement sa thè­se dans Stalins Krieg (2ième éd., 1986). Quant à Viktor Souvorov, dans Le brise-glace  (Olivier Orban, Paris, 1990), il a illustré cette thèse à grand renfort de preuves.

 

Staline avait le temps pour lui

 

Cela n'aurait guère de sens de revenir sur la vieille querelle quant à savoir si l'attaque de la Wehrmacht a été dictée essentiellement par des considérations d'ordre stratégique et politique ou par des motivations d'ordre idéo­logique. Il me semble plus utile, d'un point de vue historique, de chercher à cerner la rai­son première et fondamentale qui a fait que l'état-major allemand s'est décidé à pas­ser à l'attaque. Cet état-major s'est dit, me semble-t-il, qu'attendre passivement rendait jour après jour le Reich plus dépendant de la politique de Staline; une telle dépendance aurait finalement créé des conditions défa­vorables pour l'Alle­magne dans sa guerre à l'Ouest et en Afrique. Hitler était bien cons­cient du risque énorme qu'il y avait à ouvrir un second front, à parier pour l'offensive: il l'a clairement fait savoir à ses généraux, dont la plupart étaient trop optimistes.

 

Les papiers de Joukov

 

Les historiens qui affirment que les motiva­tions idéologiques à connotations racistes ont été les plus déterminantes, sous-estiment trop souvent les préoccupations stratégiques; en effet, dès le début de l'automne 1940, la si­tuation, pour l'Allemagne, était alar­mante; l'état-major devait le reconnaître, si bien que son chef, le Général Halder crai­gnait, dès a­vril 1941, une attaque préventive des Sovié­ti­ques. Aujourd'hui, après qu'on ait publié les papiers du Maréchal Georgy Joukov et qu'on y ait découvert des docu­ments d'une im­por­tance capitale, non seu­lement on sait que l'Ar­mée Rouge s'était mise en branle, que ses manœuvres avaient un caractère offen­sif, surtout dans les quatre districts mili­tai­res de l'Ouest mais on sait également, d'a­près des sources attestées, que les autorités militaires soviétiques pré­voyaient dès la mi-mai 1941 une attaque pré­ventive limitée, au moins contre la Pologne centrale et la Haute-Silésie.

 

Staline a certes refusé ce plan, mais son exis­tence explique néanmoins pourquoi les Soviétiques ont massé six corps mé­ca­nisés sur des positions en saillie du front (le pre­mier échelon opérationnel sovié­ti­que comp­tait en tout et pour tout treize corps mécani­sés), ont aligné cinq corps aé­roportés, ont réaménagé les installa­tions d'un grand nom­bre de terrains d'a­viation pour bombar­diers et pour chas­seurs à proximité de la fron­tière et ont renoncé à renforcer la Ligne Staline, a­lors qu'elle aurait été excellente pour u­ne bonne défense stratégique du ter­ri­toire soviétique. Les papiers de Joukov nous permettent de comprendre pour­quoi les gran­des unités stationnées dans les régions frontalières n'ont pas reçu l'ordre de cons­trui­re un système défensif en profondeur mais, au contraire, ont été utilisées pour a­mé­liorer les réseaux routiers menant à la fron­tière. Ces indices, ainsi que bien d'au­tres, ont été mis en exergue récemment par des historiens ou des publicistes sovié­tiques, dont Vladimir Karpov. Sur base de ces plans d'opération, le chef de l'état-major général soviétique, Joukov, en accord avec le Minis­tre de la Défense, Timo­chen­ko, voulait attein­dre en trente jours la ligne Ostrolenka, Rive de la Narev, Lowicz, Lodz, Oppeln, Olmütz. Ensuite, Joukov prévoyait de re­tourner ses for­ces vers le Nord et d'attaquer et de défaire le centre des forces allemandes, ainsi que le groupe Nord des armées du Reich, massé en Prusse Orientale.

 

Je souligne ici que ce plan d'opérations ne signifie pas que les Soviétiques avaient défi­nitivement décidé de passer à l'offensive. L'exis­tence de ce plan ne constitue donc pas une preuve irréfutable des intentions offen­sives de Staline à l'été 1941. Mais ce plan nous permet d'expliquer bon nombre de pe­tits événements annexes: on sait, par exem­ple, que Staline a refusé de prendre en consi­dération les informations sérieuses qu'on lui communiquait quant à l'imminence d'une at­taque de la Wehrmacht au printemps 1941. Or il y a eu au moins 84 avertissements en ce sens (cf. Gordievski/Andrew, KGB, 1990). Com­me le prouvent les événe­ments de la nuit du 22 juin, Staline voulait éviter toute provocation; peu de temps avant que le feu des canons al­le­mands ne se mette à tonner au-dessus de la frontière soviétique, il a don­né ins­truction à l'ambassadeur d'URSS à Ber­lin, de s'enquérir des conditions qu'il fal­lait respec­ter pour que les Allemands se tien­nent tran­quilles (cf. Erich E. Som­mer, Das Memorandum, 1981).

 

Staline estime que

l'Armée Rouge n'est pas prête

 

Ce qui nous autorise à conclure que Staline cher­chait à gagner du temps, du moins jus­qu'au moment où le deuxième échelon stra­té­gique, composé de six armées (77 divi­sions), puisse quitter l'intérieur des terres rus­ses. Ce qui étaye également la thèse qui veut que Staline estimait que ses préparatifs offensifs, destinés à réaliser ses projets, n'é­taient pas encore suffisants. Quoi qu'il en soit, au début de la campagne, les Sovié­ti­ques alignaient à l'Ouest, réserves compri­ses, 177 divisions, renforcées par au moins 14.000 chars de combat, environ 34.000 ca­nons et obusiers et à peu près 5.450 avions d'attaque (61 divisions aériennes). Face à ces forces impressionnantes, la Wehrmacht n'a­li­gnait que 148 divisions, trois brigades, 3.580 chars de combat, 7.150 canons et envi­ron 2.700 avions d'attaque.

 

Cette faiblesse des forces allemandes et l'im­provisation dans l'équipement et l'orga­nisa­tion, permettent de soutenir la thèse que la décision d'ouvrir un front à l'Est ne décou­lait pas d'un «pro­gram­me» con­cocté depuis longtemps (cf. Hart­mut Schustereit, Vaban­que, 1988). Beau­coup d'indices semblent prou­ver que Sta­line esti­mait que le conflit ou­vert avec l'Allemagne était inéluctable. En effet, les avantages in­contestables que le Pac­te germano-soviétique offrait à Berlin (cf. Rolf Ahmann, Hitler-Stalin-Pakt 1939, 1989) n'avaient de valeur qu'aussi long­temps qu'ils facilitaient les opérations allemandes à l'Ouest.

 

C'est alors qu'un facteur a commencé à pren­dre du poids: en l'occurrence le fait que les deux camps percevaient une menace qui ne pouvait être éliminée que par des moyens militaires. Les ordres qui lancent déploie­ments ou opérations ne reflètent  —c'est con­nu—  que des jugements d'ordre poli­tique. C'est pourquoi l'observateur se trouve face à une situation historique où les deux prota­go­nistes ne réfléchissent plus qu'au moment opportun qui se présentera à eux pour dé­clen­cher l'attaque. Mais comme dans l'his­toi­re, il n'existe pas d'«inéluctabilité en soi», la clef pour com­prendre le déclenchement de l'«O­pé­ration Barbarossa» se trouve dans une bonne con­naissance de la façon dont les adversaires ont perçu et évalué la situation. De cette fa­çon seulement, l'historien peut «vi­vre ré­trospectivement et comprendre» (com­me le disait Max Weber), le processus de décision. On peut ainsi acquérir un ins­tru­ment pour évaluer et juger les options po­litiques et stra­tégiques qui se sont présentées à Berlin et à Moscou au cours des années 1940 et 1941. L'Allemagne tentait, en pres­tant un effort immense qu'elle voulait uni­que et définitif, de créer un imperium conti­nen­tal inatta­quable; l'URSS tentait de défen­dre à tout prix le rôle d'arbitre qu'elle jouait secrètement, officieusement, en Europe.

 

Dr. Heinz MAGENHEIMER.

(texte issu de Junge Freiheit, juin 1991; adresse: JF, Postfach 147, D-7801 Stegen/Freiburg). 

 

   

dimanche, 13 décembre 2009

Tiberio Graziani: Afghanistan 1979

troops_detail2.jpgAfghanistan 1979

Déstabilisation du Proche et du Moyen Orient et origine du collapsus soviétique dans la géopolitique étasunienne

 

par Tiberio Graziani *

 

1979, l’année de la déstabilisation

Parmi les divers évènements de la politique internationale de l’année 1979, il y en a deux qui sont particulièrement importants à souligner, pour avoir contribué au bouleversement de la géopolitique mondiale basée à l’époque sur la confrontation  entre les USA et l'URSS.

Il s’agit de la révolution islamique d'Iran et de l'aventure soviétique en Afghanistan.

 

Comme on le sait, la prise du pouvoir par l'ayatollah Khomeiny élimina un des piliers fondamentaux sur lesquels reposait l'architecture géopolitique occidentale, édifiée par les États-Unis à partir de la fin de la seconde guerre mondiale.

L'Iran de Reza Pahlavi représentait, dans les relations de pouvoir entre les États-Unis et l'URSS, en particulier au niveau géostratégique, un pion très important dont la disparition poussa le Pentagone et Washington à une révision profonde de la géopolitique des États-Unis dans la région.

En fait, un Iran autonome et hors de contrôle introduisait, sur l'échiquier géopolitique régional, une variable qui compromettait potentiellement toute la cohérence du système bipolaire.

En outre, le nouvel Iran, comme puissance régionale anti-étatsunienne et anti-israélienne, possédait également toutes les caractéristiques (en particulier, l’étendue et la centralité géographiques, ainsi que l'homogénéité politico-religieuse) pour prétendre à l'hégémonie sur une partie au moins du Moyen-Orient, en opposition ouverte avec les aspirations analogues et les intérêts d'Ankara et de Tel-Aviv -  les deux solides piliers de la stratégie régionale de Washington - et d’Islamabad.

 

Pour ces raisons, les stratèges de Washington, conformément à leur « géopolitique du chaos » bicentenaire, poussèrent immédiatement l'Irak de Saddam Hussein à déclencher une guerre contre l'Iran.

 

La déstabilisation de toute la région permettait à Washington et à l'Occident de se donner du temps pour mettre au point une stratégie à long terme, et de « harceler sur ses flancs », en toute tranquillité, l'ours soviétique.

 

Comme l’a révélé, il y a onze ans, Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, lors d'une interview donnée à l'hebdomadaire français Le Nouvel Observateur (15-21 janvier 1998, p. 76), la CIA avait pénétré en Afghanistan, en vue de déstabiliser le gouvernement de Kaboul, en juillet 1979 déjà, soit cinq mois avant l'intervention de l’armée soviétique.

La première directive par laquelle Carter autorisait l'action clandestine pour aider secrètement les adversaires du gouvernement pro-soviétique date, en fait, du 3 juillet 1979.

 

Le même jour, le stratège étatsunien d'origine polonaise écrivit une note au président Carter, dans laquelle il expliquait que sa directive conduirait Moscou à intervenir militairement.

Cela se réalisa parfaitement à la fin de décembre de la même année.

 

Toujours dans la même interview, Brzezinski rappelle que, lorsque les Soviétiques entrèrent en Afghanistan, il écrivit une autre note à Carter, exprimant l'opinion que les USA avaient finalement l’occasion de donner à l'Union soviétique « sa guerre du Vietnam ».

Le conflit, insoutenable pour Moscou, devait conduire, selon Brzezinski, à l'effondrement de l'empire soviétique.

 

Le long engagement militaire des Soviétiques en faveur du gouvernement communiste de Kaboul contribua, en effet, à affaiblir encore davantage l'Union soviétique, déjà en proie à une importante crise interne,  aussi bien sur le plan politique que socio-économique.

 

Comme nous le savons aujourd'hui, le retrait des troupes de Moscou du théâtre afghan laissa toute la région dans une situation d'extrême fragilité politique, économique, et surtout géostratégique. En effet, dix ans seulement après la révolution iranienne, la région tout entière avait été complètement déstabilisée au profit exclusif du système occidental. Le déclin, contemporain et inéluctable, de l'Union soviétique, accéléré par son aventure en Afghanistan et, ultérieurement, le démembrement de la Fédération yougoslave (une sorte d'État tampon entre les blocs occidental et soviétique) dans les années 90, ouvrirent la voie à l’expansion des États-Unis - de l'hyper-puissance, selon la définition du ministre français Hubert Védrine - dans l'espace eurasien.

 

Succédant au système bipolaire, une nouvelle saison géopolitique allait s’ouvrir: celle du «moment unipolaire».

Le nouveau système unipolaire aura, toutefois, une vie très courte, qui se terminera – à l'aube du XXIe siècle, - avec la réaffirmation de la Russie en tant qu'acteur mondial et l’émergence concomitante, économique et géopolitique, de la Chine et de l’Inde, les deux États-continents de l’Asie.

 

 

Les cycles géopolitique de l'Afghanistan

L'Afghanistan, en raison de ses spécificités, relatives, en premier lieu à sa position par rapport à l'espace soviétique (frontières avec les Républiques - à l’époque soviétiques - du Turkménistan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan), à ses caractéristiques géographiques, et aussi à son hétérogénéité ethnique, culturelle et confessionnelle, représentait, aux yeux de Washington, une grande partie de l’ « arc de crise», c'est à dire de cette portion de territoire qui s'étend des frontières sud de l'URSS à l'océan Indien. Le choix, comme piège pour l'Union soviétique, était donc tombé sur l'Afghanistan pour d’évidentes raisons géopolitiques et géostratégiques.

 

Du point de vue de l’analyse géopolitique, l'Afghanistan représente en fait un excellent exemple d'une zone de crise, où les tensions entre les grandes puissances se manifestent depuis des temps immémoriaux.

 

Le territoire actuellement dénommé République islamique d'Afghanistan, où le pouvoir politique a toujours été structuré autour de la domination des tribus pachtounes sur les autres groupes ethniques (Tadjiks, Hazaras Ouzbeks, Turkmènes, Baloutches), s’est constitué à la frontière de trois grands dispositifs géopolitiques: l'Empire mongol, le khanat ouzbek et l'Empire perse. Et ce sont les différends entre ces trois entités géopolitiques limitrophes qui détermineront son histoire.

 

Pendant les XVIIIe et XIXe siècles, lorsque l’État se consolidera en tant que royaume d’Afghanistan, la région deviendra l'objet de différends entre deux autres entités géopolitiques majeures: l'Empire de Russie et la Grande-Bretagne. Dans le cadre du «grand jeu », la Russie, puissance continentale, dans sa poussée vers les mers chaudes (océan Indien), l'Inde et la Chine, se heurte à la puissance maritime britannique, qui tente, à son tour, d’encercler et pénétrer la masse de l'Eurasie, vers l'est en direction de la Birmanie, de la Chine, du Tibet et du bassin du Yangtze, en s'appuyant sur l'Inde, et vers l'ouest en direction de l'actuel Pakistan, de l'Afghanistan et de l'Iran jusqu’au Caucase, à la mer Noire, à la Mésopotamie et au Golfe Persique.

 

Dans le système bipolaire, à la fin du XXe siècle, comme on l’a vu plus haut, l'Afghanistan est une fois de plus le théâtre de la compétition entre une puissance maritime, les USA, et une puissance continentale, l’URSS.

 

Aujourd'hui, après l'invasion étatsunienne de 2001, ce que Brzezinski avait, de façon présomptueuse, appelé le piège afghan des Soviétiques, est devenu le cauchemar et le bourbier des États-Unis.

 



* Directeur de Eurasia. Rivista di studi geopolitici – www.eurasia-rivista.org - direzione@eurasia-rivista.org

jeudi, 10 décembre 2009

Destabilizacion de Oriente Proximo y de Oriente Medio y origen del colapso sovietico en la praxis geopolitica estadounidense

troupessoviet.jpgdesestabilización de Oriente próximo y de oriente medio y origen del colapso soviético en la praxis geopolítica estadounidense

 

di Tiberio Graziani *

 

1979, el año de la desestabilización

 

Entre los distintos acontecimientos de política internacional de 1979, hay dos particularmente importantes por haber contribuido a la alteración del marco geopolítico global, por entonces basado en la contraposición entre los EE.UU. y la URSS. Nos referimos a la revolución islámica de Irán y a la aventura soviética en Afganistán.

La toma del poder por parte del ayatolá Jomeini, como se sabe, eliminó uno de los pilares fundamentales sobre el que se sustentaba la arquitectura geopolítica occidental guiada por los EE.UU.

 

El Irán de Reza Pahlavi constituía en las relaciones de fuerza entre los EE.UU. y la  URSS una pieza importante, cuya desaparición indujo al Pentágono y a Washington a una profunda reconsideración del papel geoestratégico americano. Un Irán autónomo y fuera de control introducía en el tablero geopolítico regional una variable que potencialmente ponía en crisis todo el sistema bipolar.

Además, el nuevo Irán, como potencia regional antiestadounidense y antiisraelí, poseía las características (en particular, la extensión y la centralidad geopolítica y la homogeneidad político-religiosa) para competir por la hegemonía de al menos una parte del área meridional, en contraste abierto con los intereses semejantes de Ankara y Tel Aviv, los dos fieles aliados de Washington y de Islamabad.

 

Por tales consideraciones, los estrategas de Washington, en coherencia con su bicentenaria «geopolítica del caos», indujeron, en poco tiempo, al Irak de Saddam Hussein a desencadenar una guerra contra Irán. La desestabilización de toda la zona permitía a Washington y a Occidente ganar tiempo para proyectar una estrategia de larga duración y, con toda tranquilidad, desgastar al oso soviético.

Como puso de relieve hace once años Zbigniew Brzezinski, consejero de seguridad nacional del presidente Jimmy Carter, en el curso de una entrevista concedida al semanario francés Le Nouvel Observateur (15-21 de enero de 1998, p. 76), la CIA había penetrado en Afganistán con el fin de desestabilizar al gobierno de Kabul, ya en julio de 1979, cinco meses antes de la intervención soviética.

 

La primera directiva con la que Carter autorizaba la acción encubierta para ayudar secretamente a los opositores del gobierno filosoviético se remonta, de hecho, al 3 de julio. Ese mismo día el estratega estadounidense de origen polaco escribió una nota al presidente Carter en la que explicaba que su directiva llevaría a Moscú a intervenir militarmente. Lo que puntualmente se verificó a finales de diciembre del mismo año. Siempre Brzezinski, en la misma entrevista, recuerda que, cuando los soviéticos entraron en Afganistán, él escribió a Carter otra nota en la que expresó su opinión de que los EE.UU. por fin tenían la oportunidad de dar a la Unión Soviética su propia guerra de Vietnam. El conflicto, insostenible para Moscú, conduciría, según Brzezinski, al colapso del imperio soviético.

El largo compromiso militar soviético a favor del gobierno comunista de Kabul, de hecho, contribuyó ulteriormente a debilitar a la URSS, ya en avanzado estado de crisis interna, tanto en la vertiente político-burocrática como en la socio-económica.

Como bien sabemos hoy, el retiro de las tropas de Moscú del teatro afgano dejó toda la zona en una situación de extrema fragilidad política, económica y, sobre todo, geoestratégica. En la práctica, ni siquiera diez años después de la revolución de Teherán, toda la región había sido completamente desestabilizada en beneficio exclusivo del sistema occidental. El contemporáneo declive imparable de la Unión Soviética, acelerado por la aventura afgana y, sucesivamente, el desmembramiento de la Federación Yugoslava (una especie de estado tapón entre los bloques occidental y soviético) de los años noventa abrían las puertas a la expansión de los EE.UU., de la hyperpuissance, según la definición del ministro francés Hubert Védrin, en el espacio eurasiático.

Después del sistema bipolar, se abría una nueva fase geopolítica: la del “momento unipolar”.

El nuevo sistema unipolar, sin embargo, tendrá una vida breve, que terminará –al alba del siglo XXI –con la reafirmación de Rusia como actor global y el surgimiento concomitante de las potencias asiáticas, China e India.

 

Los ciclos geopolíticos de Afganistán

 

Afganistán por sus propias especificidades, referentes en primer lugar a su posición en relación con el espacio soviético (confines con las repúblicas, por aquella época soviéticas, del Turkmenistán, Uzbekistán y Tayikistán), a las características físicas, y, además, a la falta de homogeneidad étnica, cultural y confesional, representaba, a ojos de Washington, una porción fundamental del llamado « arco de crisis », es decir, de la franja de territorio que se extiende desde los confines meridionales de la URSS hasta el Océano Índico. La elección como trampa para la URSS cayó sobre Afganistán, por tanto, por evidentes razones geopolíticas y geoestratégicas.

Desde el punto de vista del análisis geopolítico, de hecho, Afganistán constituye un claro ejemplo de un área crítica, donde las tensiones entre las grandes potencias se descargan desde tiempos inmemoriales.

El área en que se encuentra actualmente la República Islámica de Afganistán, donde el poder político siempre se ha estructurado sobre la dominación de las tribus pastunes sobre las otras etnias (tayikos, hazaras, uzbecos, turcomanos, baluchis) se forma precisamente en la frontera de tres grandes dispositivos geopolíticos: el imperio mongol, el janato uzbeco y el imperio persa. Las disputas entre las tres entidades geopolíticas limítrofes determinarán su historia posterior.

En los siglos XVIII y XIX, cuando el aparato estatal se consolidará como reino afgano, el área será objeto de las contiendas entre otras dos grandes entidades geopolíticas: el Imperio ruso y Gran Bretaña. En el ámbito del llamado “Gran Juego”, Rusia, potencia de tierra, en su impulso hacia los mares cálidos (Océano Índico), India y China choca con la potencia marítima británica que, a su vez, trata de cercar y penetrar la masa eurasiática en Oriente hacia Birmania, China, Tíbet y la cuenca del Yangtsé, pivotando sobre la India, y en Occidente en dirección a los actuales Pakistán, Afganistán e Irán, hasta el Cáucaso, el mar Negro, Mesopotamia y el Golfo Pérsico.

En el sistema bipolar, a finales del siglo XX, tal y como hemos descrito antes, Afganistán se convierte en un terreno en el que se miden una vez más una potencia de mar, los EE.UU., y una de tierra, la URSS.

Hoy, después de la invasión estadounidense de 2001, la que presuntuosamente Brzezinski definía como la trampa afgana de los soviéticos se ha convertido en la ciénaga y en la pesadilla de los Estados Unidos.

 

 

-  ? Director de  Eurasia. Rivista di studi geopolitici – www.eurasia-rivista.org - direzione@eurasia-rivista.org

 

           

dimanche, 15 novembre 2009

Entretien avec Alexandre Douguine (1992)

dugin1.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1992

Entretien avec Alexandre Douguine, éditeur traditionaliste à Moscou

 

propos recueillis par Robert Steuckers et Arnaud Dubreuil

 

Q.: Monsieur Douguine, vous êtes éditeur à Moscou depuis que la «perestroïka» permet ce genre d'activité indépendante. Vous avez édité ou vous allez éditer les Rig-Véda, la «Volonté de puissance» de Nietzsche, le «Golem» et l'«Ange à la fenêtre» de Gustav Meyrinck, «Chevaucher le Tigre» et «Impérialisme païen» de Julius Evola, «La crise du monde moderne» et le «Règne de la quantité» de René Guénon, «Ungern le Baron fou» de Jean Mabire, «Méphistophéles et l'Androgyne» de Mircea Eliade, etc. Tout cela dans le cadre des éditions AION et de l'association ARCTOGAIA. Mais ces textes, m'avez-vous dit lors de notre première rencontre en juillet 1990, circulaient déjà en samizdat depuis longtemps. Pouvez-vous nous raconter brièvement cette odyssée? Quel impact ont eu ces livres clandestins?

 

AD: Le samizdat en général, les Russes le faisaient pour rire. Mais avec Evola et Nietzsche, qui circulaient en samizdat, il y avait rupture. Leurs écrits tranchaient par rapport au samizdat conventionnel, anti-communiste et démocratique. Ces livres étaient agaçants. On nous prenait d'abord pour des «satanistes», des êtres immoraux, des gens agités par de sombres desseins. L'impact global de nos livres était assez insignifiant parce que la liberté de penser n'a été qu'un résultat  de la liberté d'expression. Les gens n'étaient intéressés que par le nom des auteurs qui avaient des relents scandaleux et non par le contenu de leurs œuvres. Aujourd'hui, le public montre davantage d'intérêt pour le contenu. Il s'habitue peu à peu à des idées comme l'inégalité, l'élitisme, la métaphysique, l'aryanité, la métaphysique juive, la tradition indo-européenne, le traditionalisme, l'eschatologie (mot totalement inconnu avant nos interventions éditoriales). Toutes ces réactions du public sont encore superficielles mais le déclic s'est produit. Le public n'est pas encore capable d'opérer des distinctions entre les diverses écoles de pensée (traditionalisme, néo-spiritualisme, nouvelle droite, troisième voie, New Age, catholicisme, etc.). Il est difficile d'évaluer le tirage de nos titres en samizdat. Nous en imprimions 50 ou 100 et les gens les reproduisaient par dactylographie ou tout autre moyen, surtout en Sibérie, à Krasnoïarsk par exemple. A l'époque, ce type d'édition clandestine était dangereux. Nous risquions la prison ou le camp. Mais c'est en fait la radicalité des théories de Nietzsche et d'Evola qui nous a sauvés. On nous prenait pour des fous; personnellement, j'ai été enfermé pendant un mois dans un asile psychiatrique, avec traitement médical approprié de façon à ce que j'«oublie». Au cours de cette détention, une psychiatre m'a fait administrer un traitement spécial parce que j'avais dit que Heidegger écrivait en allemand, alors qu'elle était persuadée qu'il écrivait en anglais! J'ai eu aussi des ennuis pour des chansons et chansonnettes que je chantais dans nos cercles...

 

Q.: Quels ouvrages comptez-vous éditer dans un avenir très proche?

 

AD.: La chronique de l'Oera-Linda (1); Le dominicain blanc  de Meyrinck et ses contes; ensuite les contes de Lovecraft ainsi que certains de ses articles. Nous aimerions éditer Jean Ray. Plusieurs ouvrages de Guénon, comme l'Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues. D'Evola, nous envisageons la publication de la Tradition hermétique et de la Révolte contre le monde moderne  sans oublier la Métaphysique du sexe. Nous éditerons aussi nos propres livres: Les voies de l'Absolu de moi-même, un ouvrage consacré à l'eschatologie et à la cyclologie traditionnelle; L'Orientation du Nord  du grand théoricien musulman Djemal Haïdar.

 

Q.: Vous enclenchez une «révolution conservatrice» en Russie. Mais quels sont vos modèles russes? Leontiev indubitablement... Dostoïevski? Berdiaev? Valentin Raspoutine, qui siège dans le Conseil de Gorbatchev? Soljénitsyne et son projet de confédération grande-slave?

 

AD: Nous sommes plutôt des traditionalistes métaphysiciens. Mais nous estimons qu'il est nécessaire d'appliquer les éternels principes de la Tradition à la situation actuelle et cela, d'une manière différente de celle imaginée par le scénario conservateur de ces trois derniers siècles. C'est la raison pour laquelle nous ne nous posons pas comme des «traditionalistes» au sens politique du terme mais comme des révolutionnaires, des innovateurs radicaux. Léontiev nous intéresse beaucoup, parce qu'il envisage l'union des traditionalistes orthodoxes-byzantins et islamiques contre le libéralisme occidental, mais simultanément nous nous intéressons aussi au «critique de la russéité», Tchadaïev (2). Aujourd'hui, Chafarévitch nous apparaît très intéressant parce qu'il est le seul penseur au vrai sens du terme. Raspoutine nous intéresse moins parce qu'il est un traditionaliste politique sans être un révolutionnaire. Deux choses nous distinguent de la droite russe conventionnelle. D'abord, nous sommes des «patriotes du Nord de l'Europe», des défenseurs de la spécificité intrinsèque du Nord de l'Europe, et non seulement de la Russie. Ensuite, à rebours des droites, nous ressentons la dimension proprement eschatologique de notre engagement. Ces deux positions exigent des méthodes radicalement différentes par rapport aux engagements politiques conventionnels. Quant à Dostoïevski, nous ne retenons pas chez lui sa réponse mais son questionner génial. Son personnage Chatov n'est pas pour nous le reflet de sa propre personne; Dostoïevski se retrouve plutôt dans Kirilov mais aussi, en même temps, dans Stavroguine, Verkovenski et tous les autres. Berdiaev, pour nous, n'incarne pas une pensée profonde mais superficielle, trop éclectique. Soljénitsyne apporte du nouveau, dans une perspective qui n'est pas celle de la droite conventionnelle (qui, elle, est impérialiste); son nationalisme est populiste/ethniste, dépourvu de toute arrogance impérialiste. Il veut se débarrasser de l'empire soviétique artificiel, cette construction contre-nature. Nous soutenons ses propositions mais nous souhaiterions les compléter par la célèbre perspective eurasienne/touranienne (3). Le NTS a été intéressant, notamment sur le plan politique, mais il semble avoir été récupéré par quelque force mondialiste, téléguidée depuis Washington.

 

Q.: La perestroïka vous a permis d'être éditeur, d'amorcer votre «révolution conservatrice» sur la place publique. Mais vous la jugez négative pour le peuple russe. Pourquoi?

 

AD: Chez nous, en Russie, la situation politique intérieure bascule dans le grotesque et l'absurdité. Deux courants majeurs s'imposent aujourd'hui à la société soviétique, les droites et les gauches. Tous deux sont des mélanges idéologiques presque impossible à définir. Les droites sont représentées par les communistes conservateurs, staliniens ou brejnéviens, les écrivains patriotiques non communistes voire parfois anti-communistes, le clergé orthodoxe, les groupuscules antisémites et les patriotes radicaux (c'est cette variété hétéroclite que recouvre l'appelation «Pamiat»). Les gauches représentent les diverses variantes du pro-américanisme, les libéraux, les sociaux-démocrates, les anarchistes, soit, en résumé, les gens qui adhèrent à une philosophie économiste et la représentent dans ses aspects les plus purs. Paradoxalement  —c'est un résultat du soviétisme— les droites sont profondément imprégnées par les idéologèmes du gauchisme, du marxisme, du léninisme.

 

A droite, on nie la propriété privée et on cultive une fidélité inconditionnelle au militarisme socialiste. Pire, les droites soviétiques rassemblent les conformistes de tous poils, ceux qui, par le négativisme spirituel soviétique, sont totalement corrompus de l'intérieur. Les droites soviétiques actuelles reconnaissent comme acceptable les pires tares du socialisme soviétique: la servitude personnelle, la castration des volontés, la servilité et la docilité. Le front des droites, par conséquence, défend le système, tout en critiquant ses modifications démo

cratiques. Dans une telle droite, il n'y a aucun trait de la contestation véritable. Ajoutez-y la germanophobie et la frousse irrationnelle devant tout ce qui est taxé, à tort ou à raison, de fascisme ou de nazisme, et vous aurez devant vous le triste spectacle qu'offre cette parodie qu'est la droite soviétique de l'ère perestroïkiste. Cette droite est schizophrène: elle veut conserver frileusement toute une série de tares du régime soviétique et s'engoue simultanément pour les archaïsmes grotesques, tout en voulant reproduire formellement les attributs de l'époque d'avant 1917. Par ailleurs, autre trait caractéristique: cette droite identifie tout ce qui provient de l'Occident au judaïsme et toute forme d'intellectualité à la “maçonnerie”

 

Quant aux gauches, elles ne sont pas plus cohérentes. Elles pensent que la propriété privée, la valeur de la personnalité, le retour des terres aux paysans, la philosophie ontologique, etc., sont les signes les plus purs du gauchisme radical! Tous ces hommes de gauche sont des anti-communistes farouches, les ennemis jurés du marxisme, du léninisme, de l'histoire soviétique, de la Révolution d'Octobre. Leur nouveau mot d'ordre: les valeurs communes à toute l'humanité. Ils sont désormais partisans de la religion et du capitalisme.

 

De ce bric-à-brac idéologique des gauches et des droites ressort tout de même un clivage: celui induit par la question juive ou, inversément, la question de l'antisémitisme. Pour les droites, le «Juif», c'est le mal absolu, même si, dans les discours, elles masquent, par démagogie, l'âpreté de cette affirmation. Pour ces droites, donc, l'origine de tous les troubles actuels et passés réside dans le «sionisme». Dans cet «antisionisme», toutes les variantes de la droite se rejoignent. Inversément, les gauches pensent que l'origine de tous nos maux vient de l'antisémitisme. Les gauches raisonnent ainsi: «l'antisémitisme, c'est la jalousie des pauvres (matériellement, intellectuellement, spirituellement, etc.) pour les riches, de ceux qui sont au bas de l'échelle sociale pour ceux qui sont en haut». Cette jalousie, pour eux, explique tout, y compris la révolution d'Octobre, ce qui est le comble de l'absurdité, le stalinisme, le ureaucratisme, le brejnévisme, etc. Un exemple: une femme, le chef du secteur culturel du Conseil du district de Moscou, m'a dit un jour cette sottise incroyable, typique de la gauche perestroïkiste: “Je n’ai pas lu l’article de Soljénitsyne, “Comment devons-nous  reconstruire notre Russie,”; j’ai voulu savoir ce qu’il disait de l’avalanche d’antisémitisme qui nous tombe dessus. Il ne le mentionne même pas. Tout est clair! C’est un nazi! Je ne le lirai jamais!”.

 

Mais ce qui est le plus frappant dans la Russie d'aujourd'hui, c'est qu'il n'y a aucune volonté d'indépendance d'esprit dans tous ces mouvements politiques. Aucune sincérité ne ressort de ce magma. Tout y est manipulation habile, manipulation qui calcule et spécule sur l'inertie immense de notre peuple russe, abattu et perverti, incapable de quoi que ce soit qui aille dans le sens d'une restauration nationale. Les manifestations d'extrémisme, comme l'antisémitisme de certains cénacles de droite, restent parfaitement contrôlées et sont donc sans danger. Les communistes les plus à droite de Moscou, donc les plus braillards en matière d'«anticommunisme», sont les premiers à fonder des «entreprises mixtes» avec l'aide des monopoles capitalistes et de la Banque mondiale, dont les représentants à Moscou sont de nationalité juive. Pire: les droites sabotent le processus de libéralisation et aident de la sorte les dirigeants actuels de l'URSS à ne libéraliser que ce qu'ils veulent bien libéraliser et à ne privatiser que ce qu'ils veulent s'approprier à leur entier bénéfice. Quand les «conservateurs» s'efforcent de limiter et d'arrêter le processus de libéralisation, ils ne font du tort qu'aux citoyens ordinaires, les habituelles victimes des ignominies soviétiques!

 

Les fractions de gauche et de droite se lancent à la tête les injures de «fascistes» et de «nazis» à qui mieux-mieux. Pour les droites le fascisme, c'est la privatisation et la libéralisation proclamées par les gauches, selon la bonne vieille équation instrumentalisée par les patriotes: Occident = sionisme = hitlérime = capitalisme. Les gauches définissent comme «fascistes» ou «nazies» la «brutalité populiste» des patriotes et leur servilité par rapport au pouvoir.

 

Pour résumer ce que je viens de dire, la perestroïka soviétique, c'est le spectacle organisé et orchestré par les dirigeants du parti (qui, aujourd'hui, se sont déplacés dans le Conseil du Président ou ailleurs). Ils ont créé les marionettes monstrueuses que sont les droites et les gauches, de façon à ce qu'elles discutent et argumentent à l'infini, dans une cacophonie idiote qui ne mène nulle part. De l'autre côté, le peuple ne manifeste que de l'inertie et ne prouve que son impotence absolue. Il est sans vigueur, passif, titube comme un somnanbule, incapable de répondre à cette énorme provocation du pouvoir.

 

La lacune principale, c'est l'absence de contestation véritable, de volonté politique et idéologique indépendante. C'est vrai pour toutes les strates du peuple russe; les autres républiques et nationalités sont différentes mais pas trop différentes! Dans ce capharnaüm, il n'y a ni clarté ni cohérence idéologique. Un écrivain russe, très profond et très réaliste, Youri Mamleev m'a dit un jour: «Il ne faut pas craindre l'américanisation de notre peuple. Ce peuple russe si étrange et énigmatique est capable de défigurer tellement l'américanisme que l'on nous aura imposé que lorsque l'Amérique verra le résultat, elle tournera de l'oeil; ce qu'elle aura provoqué aura basculé dans l'horreur. Les Russes ont déjà tué le communisme en l'idiotisant à l'extrême. Si les Etats-Unis veulent perdre leur MacDonald ou leur Mickey Mouse, qu'ils les envoient en Russie! Il n'existe pas de force au monde qui soit plus grande que la force gigantesque et lente de l'idiotisme russe». Ces paroles de Mamleev sont assez brutales mais elles sont réalistes. Elles proviennent d'un écrivain qui porte un grand intérêt à toutes les formes de pathologie.

 

Les Occidentaux semblent l'ignorer: au niveau idéologique et politique, il ne se produit rigoureusement rien en Russie, mis à part une petite dose homéopathique de libéralisation. Mais celle-ci n'a aucune utilité pour le commun des mortels en Russie. Donc au lieu d'admirer béatement la politique de Gorbatchev, il faut se méfier plus que jamais des changements troublants d'aujourd'hui. Le «Prince de ce monde» ne rencontre plus le moindre obstacle, sauf peut-être l'inertie ou les résidus archaïques des structures psycho-ethniques. Si on compte sur la Russie pour faire advenir les vraies valeurs positives et traditionnelles ou pour déclencher la révolte contre le monde moderne, on se trompe, on s'illusionne. Les peuples des autres républiques auront peut-être plus de chance que les Russes qui ont assimilé l'idéologie destructricedu communisme importé et en ont fait leur idéologie nationale. La dissolution de l'empire soviétique, les Russes la perçoivent comme la fin de leur mission impériale. Or la nation impériale russe est morte. Peut-être qu'un jour surgira une nouvelle nation russe revivifiée et réveillée... Mais ce ne sont pas les droites soviétiques actuelles qui contribueront à ce réveil. Le réveil de la Russie et de l'Europe se produira non pas grâce à tout cela mais malgré tout cela.

 

Q.: Rejoignez-vous Zinoviev qui parle de «catastroïka»?

 

dugin.gifAD: Pas tout à fait. La perestroïka est négative; elle est une catamorphose. Mais Zinoviev néglige l'action des forces occultes et ignore les lois cycliques. Nous, nous mettons l'accent sur les lois cycliques. Après la perestroïka, il adviendra un monde pire encore que celui du prolétarisme communiste, même si cela doit sonner paradoxal. Nous aurons un monde correspondant à ce que l'eschatologie chrétienne et traditionnelle désigne par l'avènement de l'Antéchrist incarné, par l'Apocalypse qui sévira brièvement mais terriblement. Nous pensons que la «deuxième religiosité» et les Etats-Unis joueront un rôle-clef dans ce processus. Nous considérons l'Amérique, dans ce contexte précis, non pas seulement dans une optique politico-sociale mais plutôt dans la perspective de la géographie sacrée traditionnelle. Pour nous, c'est l'île qui a réapparu sur la scène historique pour accomplir vers la fin des temps la mission fatale. Tout cela s'aperçoit dans les facettes occultes, troublantes, de la découverte de ce continent, juste au moment où la tradition occidentale commence à s'étioler définitivement. Sur ce continent, les positions de l'Orient et de l'Occident s'inversent, ce qui coïncide avec les prophéties traditionnelles pour lesquelles, à la fin des temps, le Soleil se lèvera en Occident et se couchera en Orient. C'est Djemal Haïdar qui, parmi nous, a été le premier à nous le faire remarquer. La perestroïka, pour nous, n'est pas envisageable sans le facteur Amérique qui en est le moteur invisible, sur les plans politique et métapolitique. Zinoviev omet d'étudier le facteur occulte "Amérique" qui, pour nous, est essentiel.

 

Q.: Dans la perspective de Léontiev, vous envisagez un grand front traditionnel, alliant les Orthodoxes et les Musulmans et vous y ajoutez la «Tradition nordique»... Pour les Russes et les autres peuples slaves ou baltes, l'idée de la Lumière du Nord est compréhensible... Mais pour les Musulmans? Comment vos amis musulmans interprètent-ils la Lumière du Nord?

 

AD: Pour vous répondre, j'évoquerais d'abord le livre de Henry Corbin qui montre bien que la lumière spirituelle de l'ésotérisme musulman était exactement le lumière du Nord. Un jour, Djemal Haïdar a rencontré un jeune musulman azéri qui lui a révélé que le sang sacré des cinq Imams est attiré vers le pôle magnétique, donc vers le Nord. Il a affirmé que circule parmi les tarikas azéris une légende qui veut que Hitler était un Imam caché, descendant d'Ali. Cette idée peut paraître bizarre mais certains musulmans du Caucase, plus sérieux, n'excluent pas le rôle géopolitique et mystique du Nord pour l'Umma musulmane dans la dernière phase de notre cycle. Un autre jeune intellectuel azéri, connu pour ses positions radicales et fondamentalistes, Heretchi, affirme que l'eugénisme avait d'abord été inventé par l'imâmat avant d'être repris par le IIIième Reich...

 

Q.: Oui, mais les intégristes musulmans n'ont-ils pas oublié la phase ésotériste de l'Islam? Il existe dans les milieux traditionalistes en Europe occidentale un engouement pour le fondamentalisme musulman, alors que celui-ci se réfère beaucoup plus au Coran qu'à un véritable ésotérisme...

 

AD: Le réveil de l'Islam est un phénomène indéniable. Il est évidemment assez confus et porte en soi la tendance wahabitique, c'est-à-dire la tendance moraliste et puritaine, exotériste donc farouchement anti-ésotériste. D'autre part, nous assistons au réveil des tarikas et du soufisme, soit de l'ésotérisme islamique. Ce qui est curieux, c'est que l'on a parfois des Wahabites qui sont en même temps pro-ésotéristes. Cette confusion est bien caractéristique pour tout l'univers de l'Islam soviétique. Parfois certains ésotéristes sont cosmopolites et, dans certains cas, anti-traditionnels. Parmi les représentants de l'Islam populaire, dans ses aspects les plus simples, on rencontre des éléments qui relèvent d'un véritable ésotérisme opératif. Certains tarikas sont devenus de vrais musées et ont cessé d'être des centres spirituels, ce qui joue en faveur des tendances anti-traditionnelles. Il y a comme un renversement des rapports.

 

Q.: Quand Gorbatchev parle de «maison commune» européenne, comment réagissez-vous?

 

AD: Les Russes en général pensent qu'il s'agit de l'abolition de leur empire soviétique, donc de quelque chose de destructeur. Les gens doutent de la capacité de la population soviétique à devenir membre à part entière de la communauté des peuples européens. L'isolement du monde soviétique, du temps de Staline à Brejnev, a donné aux Russes le sentiment d'être normaux parce qu'il n'y avait aucun repère. Aujourd'hui, avec l'ouverture des frontières, les Russes ont un sentiment d'infériorité; ils se sentent comme des idiots, des inférieurs, des «Asiatiques», des sauvages. Moi, personnellement, je suis pour l'unité des peuples européens mais sur la base de la restauration de la Tradition commune spirituelle et nordique. On peut interpréter la «maison commune» de Gorbatchev dans notre sens. C'est sans doute différent de ses intentions mais c'est cela qui est important. De l'Europe unie spirituellement, on pourra passer à l'Eurasie unie spirituellement. Et parler alors de «maison commune» eurasienne.

 

Q.: Quels rapports entretenez-vous, traditionalistes russes, avec des traditionalistes chinoie ou japonais?

 

AD: A présent, nous n'en avons aucun. Mais nous l'envisageons avec intérêt. Ces contacts devront s'opérer sur la base d'études communes de la Tradition primordiale.

 

Q.: Vous utilisez l'expression «Kontinent Rossiya» (Continent Russie). Pouvez-vous nous le préciser?

 

AD: Il s'agit de visualiser la Russie d'une manière nouvelle. Comme un phénomène en soi, énigmatique, que nous devrons examiner petit à petit dans la perspective d'un bloc continental eurasien.

 

Q.: Vous envisagez donc une réorganisation géopolitique de la planète?

 

AD: La logique eschatologique postule nécessairement un changement brusque et global, objectif en quelque sorte, de l'état géopolitique du monde. Notre propos serait d'instaurer à travers tous ces cataclysmes, l'orientation septentrionale et, de ce fait, transcendantale.

 

Q.: Plusieurs revues se sont créées à Moscou, Kontinent Rossiya, Miliy Anguel, Posledniy Polus, Tawhid, Wahdad ainsi qu'une association, Arctogaia; quels sont leurs objectifs, leurs thèmes?

 

AD: Pour ce qui concerne l'association ARCTOGAIA, votre revue Vouloir  a publié, dans son numéro 68/69/70, la déclaration de principe. Je viens de vous remettre celles des revues Kontinent Rossiya  et Miliy Anguel  (cf. encarts, ndlr). Posledniy Polus est un supplément à Kontinent Rossiya,  où paraissent des textes plus actuels, politiques et artistiques. Tawhid  est la revue de l'avant-garde métaphysique islamique fondamentaliste, fondée et animée par le grand penseur et métaphysicien de notre époque, Djemal Haïdar. On y considère l'Islam sous la lumière initiatique et géopolitique, eschatologique, raciale, ethnique, économique, scientifique, artistique. C'est un curieux et génial mélange d'avant-garde intellectuelle et de traditionalisme radical. Wahdad  est le journal édité par le parti musulman Renaissance, mouve

ment fondamentaliste de la plus grande envergure en URSS aujourd'hui.

 

Q.: Monsieur Douguine, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.  

 

 

mercredi, 03 juin 2009

A propos des accords Reagan/Gorbatchev

 

Reagan_and_Gorbachev_signing.jpg

 

 

 

SYNERGIES EUROPÉENNES - Juin 1988

 

 

 

A propos des accords Reagan-Gorbatchev

 

 

par Jean-Rémy Vanderlooven

 

 

La récente signature, en décembre dernier, du traité américano-soviétique portant sur une réduction des euro-missiles a fait couler beaucoup d'encre. La ren-contre à Moscou de Reagan et de Gorbatchev prouve en tout cas que cet accord est durable. Enfin un évé-nement médiatique qui ne soit sucité ni par une catastrophe ni par un scandale?

 

 

Bien que le traité, désormais ratifié par le Congrès américain, ne concerne que 3 à 7% de la puissance de feu nucléaire des deux super-puissances, réactions et com-mentaires ont fusés en tous sens.

 

Certains en ont déduit, hâtivement sans doute, que Reagan et Gorbatchev s'étaient soudain convertis au pacifisme angélique, d'autres y ont trouvé une preu-ve supplémentaire du machiavélisme soviétique, et quelques-uns, enfin, sont partis en quête d'un para-pluie, pas trop troué, sous lequel se réfugier frileu-sement. Toutes ces gesticulations révèlent un double manque considérable: la lucidité et la dignité.

 

 

En fait, la signature de ce traité trouve sa véritable im-portance historique, en tant que signe d'une dou-ble modification d'analyse et de stratégie dans le chef des deux grands et "subsidiairement" du statut de l'Europe de l'Ouest.

 

 

USA

 

 

Depuis quelques années, la stratégie mondiale des E-tats-Unis se réoriente en fonction de deux éléments re-lativement neufs. D'une part, une résurgence de la tentation isolationniste. Celle-ci est illustrée, au plan économique, par les différentes "guerres" euro-amé-ricaines (aciers, pâtes, etc.), ou encore, par la dégringolade —voulue— du dollar sur toutes les pla-ces financières, ce qui a pour double effet de faire fi-nancer la démagogie reaganienne par le reste du mon--de et d'élever des barrières autour du marché in-térieur américain. Parallèlement, au plan militaire, l'IDS ne sanctuarise que le territoire américain.

 

 

D'autre part, la source de la vitalité américaine glisse de la côte Est vers la côte Ouest, recentrage motivé par le transfert du centre de gravité économique de l'At-lantique-Nord au Pacifique. Cette double con-train-te, à laquelle s'ajoute au relatif manque de "fia-bi-lité" des alliés de l'OTAN, conduit, dans la pensée stratégique américaine, à une marginalisation toujours plus marquée de l'Europe de l'Ouest. Un désengagement progressif des Américains en Europe est donc de plus en plus probable.

 

 

URSS

 

 

En ce qui concerne l'URSS, il serait temps d'aban-donner nos phantasmes concernant une quelconque volonté de démocratisation de type "occidentalo-libéral". La nouvelle direction du pays a relevé un dé-fi d'une toute autre nature: la modernisation d'un sys-tème économique obsolète, condition de survie de l'empire. Cette exigence détermine le choix de nou-velles priorités: la société civile et l'infrastructure économique/technologique prennent, momentané-ment (?), le pas sur la logique d'un impérialisme pu-rement militaire et sur son corrolaire, la course aux armements.

 

Cette réorientation fondamentale devra permettre à la fois le transfert de ressources financières et humai-nes à l'intérieur de l'URSS et, via une amélioration du "look" diplomatique, une meilleure collaboration avec le reste du monde. Si tout ceci peut se traduire par une moindre militarisation de la société sovié-ti-que, par une relative décentralisation du pouvoir et par un assouplissement des normes de commu-nica-tion et d'information, l'Union Soviétique restera mal-gré tout fort éloignée d'un quelconque "plura-lis-me".

 

 

Les indices de ce changement de stratégie ne man-quent pas; l'URSS s'est longtemps montrée très ac-ti-ve dans le monde par ses interventions militaires, sou-vent massives. Dans les pays d'Europe centrale, à Cuba, au Vietnam, en Angola, en Ethiopie, en Af-gha-nistan (ces entreprises ont d'ailleurs eu pour effet d'atténuer le complexe d'"assiégés" des dirigeants so-viétiques).

 

Or, plus récemment, un relatif désengagement est per-ceptible, illustré, par exemple, par une aide plus dis-crète au Nicaragua, par la non-intervention directe en Pologne, par les velléités de retrait d'Afghanistan ou encore par le traité sur les euromissiles.

 

 

Tout cela rend l'étouffement complet des satellites eu-ropéens moins impératif et diminue l'acuité de l'af-frontement avec les nations ouest-européennes.

 

 

Europe de l'Ouest

 

 

Les Européens de l'Ouest ne peuvent nullement es-pé-rer imposer une stratégie propre et volontariste dans le cadre de ces bouleversements.

 

 

En effet, du fait des conséquences de ses guerres ci-viles et des erreurs historiques qui ont jalonné les po-litiques de colonisation puis de décolonisation, l'Europe a dû renoncer à son rôle de leader mondial. Cependant, les atouts qu'elle conserve, doivent lui permettre de développer une tactique "opportuniste" en fonction du relatif espace d'autonomie qui s'offre à elle.

 

 

Cette tactique devrait s'articuler sur trois options fon-damentales: 1) le neutralisme (non-alignement idéo-logique par rapport aux deux super-puissances; ce que les Allemands nomment plus justement la Blockfreiheit);  2) le recentrage et 3) la redécouverte de ces axes naturels de collaboration internationale.

 

 

Neutralisme

 

 

"Plutôt rouge que mort?". Certainement pas: une tel-le attitude n'est qu'une façon, parmi d'autres, de sa-crifier, une fois de plus, l'essentiel: la dignité. En fait, le nouveau neutralisme dont ont besoin le centre et l'ouest de notre continent est la première condition de son indépendance: il s'agit de s'affranchir de la tu-telle exercée par les deux grands, tutelle qui n'apporte qu'une protection illusoire au prix d'une vassalisation bien réelle. Dans cette optique, tant l'iso-la-tionnisme américain que l'attitude nouvelle des Soviétiques à l'égard du glacis est-européen sont des opportunités qui ne peuvent être négligées.

 

 

Recentrage

 

 

Au-delà de cette neutralité réinventée, l'espace euro-péen ainsi créé ne pourra définir son identité et affir-mer sa vocation internationale qu'en faisant appel à un système de références et de projets se rapportant à lui-même.

 

 

Potentiels culturels et traditions politiques purement européens sont, en effet, appelés à former la base d'une vision prospective de notre devenir, par la mi-se en avant de la communauté de destin de nos peu-ples. Nous voilà bien éloigné du "grand marché" pu-rement mercantile et ouvert à tous vents que nous proposent nos technocrates...

 

 

Axes d'ouverture

 

 

Contrairement aux dires des farfelus du mondialisme militant, l'avenir international de l'Europe ne passe pas par Séoul ou Lima, lieux pour nous excentri-ques, appartenant à l'espace sud- ou nord-pacifique.

 

 

Notre histoire indique à suffisance les solidarités (et les interdépendances) naturelles qui devraient être ré-ac-tualisées: l'axe est-ouest d'une part, l'axe nord-sud d'autre part.

 

Les conditions d'émergence du premier axe ont été dé-veloppées dans le points précédent. En ce qui con-cerne le deuxième axe  —l'Afrique—  sa réalité est clairement inscrite dans les faits. Nombre de nos pro-blèmes parmi les plus concrets, comme l'immi-gration ou l'approvisionnement en énergie, par exemple, ne pourront être résolus que sur base d'un dialogue trans-méditerranéen.

 

 

Défis

 

 

Il s'agit donc, pour l'Europe, de relever un défi: re-constituer une identité européenne propre qu'il fau-dra concrétiser dans un espace autonome et inscrire dans une alternative internationale dynamique.

 

Au boulot,...

 

 

Jean-Rémy VANDERLOOVEN.

 

 

mardi, 24 mars 2009

Aleksandr Solzjenitsyn - Leven, woord en daad van een merkwaardige Rus

Aleksandr Solzjenitsyn

Leven, woord en daad van een merkwaardige Rus

Ex: http://onsverbond.wordpress.com/

 

Op 3 augustus 2008 overleed de Russische auteur en voormalig dissident Aleksandr Soljzenitsyn. Naar aanleiding van zijn overlijden volgt hier een beknopte schets van het leven, het werk en de nalatenschap van een van de monumenten uit de Russische literatuur.

LEVEN

<Aleksandr Soljzenitsyn werd op 11 december 1918 geboren te Kisovodsk als zoon van een tsaristische officier die gesneuveld was tijdens de Eerste Wereldoorlog. Als overtuigd communist sloot de jonge Soljzenitsyn zich in 1941 aan bij het Rode Leger, na zijn studies in de wis- en natuurkunde te hebben vervolmaakt. Als wiskundig specialist we

rd hij als officier ingedeeld bij de artillerieregimenten van het Rode Leger, hoewel hij reeds vroeg in opspraak kwam

door kritische uitlatingen aan het adres van Stalin in een briefwisseling met een kameraad aan het front. Dit ‘vergrijp’ kwam de kritische jongeling duur te staan: hij werd veroordeeld tot dwangarbeid in diverse werkkampen. Bij de dood van Stalin in 1953 werd zijn straf omgezet in drie jaar ballingschap in de Sovjetrepubliek Kazachstan. Zijn ervaringen met de concentatiekampen in die jaren zou Soljzenitsyn later neerschrijven in zijn romans In de eerste cirkel (1968) en Het Kankerpaviljoen (1968).

De dood van Sta

lin leidde een versoepeling in van de censuurpolitiek onder het bewind van Nikita Chroesjtsjov, waarop Soljzenitsyn de kans zag tot het publiceren van zijn werken. Een in 1962 gepubliceerde novelle Een dag in het leven van Ivan Denisovitsj vormde een klinkend debuut van zijn literaire carrière, hetgeen hem op slag beroemd maakte.

Sovjetleider Jozef Stalin.

Na het afzetten van Chroesjtsjov in 1964 en ook door het succes van Soljzenitsyn verscherpte de censuur zich weer in de USSR, onder meer op aandringen van een conservatief-communistisch gezinde groep van cultuurpolitici in het Kremlin. Aantijgingen, pestcampagnes en dreigementen van de KGB en andere Sovjetautoriteiten aan Soljzenitsyns adres lieten na deze institutionele hervormingen niet op zich wachten en het geheel culmineerde in een buitengewoon stoutmoedige reactie van de dissident zelf: in 1967 schreef hij een open brief aan het 4de Congres van de Schrijversbond met een duidelijke vraag tot het afschaffen van de Sovjetcensuur.

Het intellectueel verzet van de auteur werd stilletjes aan opgemerkt in het kapitalistische Westen naarmate zijn werken er met mondjesmaat gepubliceerd raakten en officiële erkenning van de strijd van de auteur liet dan ook niet lang meer op zich wachten. In 1970 werd immers, ondanks een hetze in de Sovjetpers en Westerse angst voor de eventuele politieke implicaties van deze erkenning, de Nobelprijs voor Literatuur aan Soljzenitsyn toegekend. Deze erkenning gaf het regime in Sovjet-Rusland een nieuwe aanleiding om zijn pijlen op de dissident te richten, hoewel ook deze keer Soljzenitsyn van zich afbeet in een stoutmoedige tot zelfs arrogant aandoende reactie. Naar aanleiding van de vuilbekkende artikels tegen zijn persoon in de Sovjetpers schreef hij een brief aan partij-ideoloog Soeslov met daarin een voor de autoriteiten onaanvaardbaar eisenpakket: Soljzenitsyn wenste zijn werken onder meer te zien verschijnen in nieuwe oplagen en in de rekken van de Sovjetbibliotheken.

Premier Poetin en Aleksandr Soljzenitsyn.

Van 1973 tot 1975 gaf Soljzenitsyn de verschillende delen van zijn roman De Goelagarchipel uit, hetgeen hem de ultieme straf opleverde: hij werd in 1974 verbannen uit de Sovjetunie. Soljzenitsyn trok in 1976 naar de VS, waar hij in 1978 de Westerse intelligentsia tegen zich in het harnas joeg door zich kritisch uit te laten over het kapitalisme en de consumptiemaatschappij van het Westen in een toespraak aan de universiteit van Harvard. Na de val van de USSR keerde hij terug naar Rusland, waar hij in 1994 een triomfantelijke zegetocht maakte doorheen het onmetelijke land. Soljzenitsyn bleef onafgebroken werken publiceren tot aan zijn dood op 3 augustus jl. In 2007 kreeg hij de Staatsprijs voor Humanitaire Verdiensten en tijdens de laatste fasen van zijn leven bouwde hij een vriendschapsband op met Vladimir Poetin, voormalig president en huidig premier van Rusland.

IDEOLOGIE EN ENKELE PARALLELLEN

Aleksandr Soljzenitsyn.

Soljzenitsyn kan gezien worden als de literair-culturele grondlegger van een nieuwe en toch traditionele koers die Rusland volgens hem zou moeten volgen om zich uit de naweeën van het Sovjettijdperk te ontworstelen en op te staan als de rechtmatige culturele en politieke grootmacht die Rusland altijd was in zijn eeuwenlange en rijke culturele en politieke geschiedenis. Deze ‘Russische Mythe’, die centraal staat in de gedachtegang van Soljzenitsyn en ook is neergeschreven in zijn literaire werken, berust op de idee dat een volk als gemeenschap fundamenteel verschillend van andere volkeren zijn goddelijke zending moet vervullen om zijn plaats in te nemen in het lappendeken van volkeren: ieder volk heeft deze plicht van hogerhand meegekregen, zodat de mens als soort kan uitblinken in de verschillende facetten waarin deze soort kan voorkomen. Deze ideologische visie stamt uit de vroegste fasen van het nationalistisch denken, het vredevol ‘Romantisch nationalisme’ uit het begin van de 19de eeuw.

Verder heeft Soljzenitsyn diepgaande kritieken geformuleerd op de latere vorm van nationalisme, die met het darwinisme de poort openzette naar de gruwelen van de Tweede Wereldoorlog en de creatie van de Sovjetunie. Tevens uitte hij in de jaren 1970 bijtende kritiek op de Amerikaanse consumptiemaatschappij als een gedegenereerde vorm van de Verlichtingsidealen die mede aan de wieg stonden van nationalisme en Romantiek in de vroege 19de eeuw. Essentieel in Soljzenitsyns visie is een aandeel van het transcendente – het godsdienstige – in het streven van de mens per volk. Dit aandeel verheft het streven van de mens immers tot een ethisch hoogstaand niveau, hetgeen een ethische buffer installeert tegen moreel laakbare uitspattingen als gevolg van misinterpretaties van menselijke ideologische systemen, zoals in de Westerse consumptiemaatschappij – waar van hun intrinsieke waardigheid ontdane mensen als vee op een veemarkt worden geschat op hun consumptie- en productiewaarde – en zoals in het Oosten het geval was met de gruwel van de USSR.

Soljzenitsyns visie op Rusland oefende een enorme invloed uit op de hedendaagse politieke en culturele elite, zowel binnen als buiten Rusland. Dit stelde hem in contact met enkele andere markante personages uit de laatste decennia van de 20ste eeuw, waarvan met sommigen de gelijkenissen en tegenstrijdigheden soms uit onverwachte hoek komen.

Zo had Soljzenitsyns denken veel parallellen met de politieke visie en actie van het vorige hoofd van de Rooms-Katholieke Kerk, paus Johannes-Paulus II. Ondanks de traditionele reserve van het orthodoxe christendom ten opzichte van het rooms-katholicisme vinden we treffende gelijkenissen in het denken van beide figuren. Beiden gingen uit van een innige verwevenheid van goddelijke zending en menselijk handelen in het geheel van het wereldgebeuren. Een mens als individu en als lid van een volksgemeenschap komen in de wereld met een goddelijk doel, waarbij het lijden als typisch christelijke trek een doel kan hebben in het leven van een mens. Let maar op het lijden van Soljzenitsyn als politiek dissident, hetgeen hij omsmeedde tot een wapen met als doel het vormen van een cultureel gefundeerd alternatief voor de USSR, wat uiteindelijk tot politieke verwezenlijking leidde in het kleine aandeel dat Soljzenitsyn had in de val van de USSR, zoals ook paus Johannes-Paulus II dat heeft gehad.

Een tweede duidelijke parallel is te trekken tussen Soljzenitsyn en premier Poetin. Met recht kan gezegd worden dat Poetin voor een deel op politiek vlak in praktijk bracht wat Soljzenitsyn op cultureel-literair vlak met Rusland voor ogen had. Tekenend voor deze parallel is de vriendschap die beiden opbouwden in de laatste jaren van Soljzenitsyns leven en de officiële erkenning die Poetin gaf aan het werk en de nalatenschap van zijn vriend door hem in 2007 de Staatsprijs voor Humanitaire Verdiensten te schenken.

ENKELE BEDENKINGEN

Sovjetleider Nikita Chroesjtsjov.

Door de aard van zijn literaire activiteit en doordat Soljzenitsyn vanaf zijn debuut onafgebroken schreef en publiceerde, is zijn werk een perfecte literaire barometer om af te leiden hoe het gebruik van censuur in de USSR evolueerde. Onder Stalin heerste er een streng repressief klimaat, wat we kunnen opmerken uit het meteen versoepelen van Solzjenitsyns straf van dienst in een werkkamp naar ballingschap bij Stalins dood in 1953. Deze versoepeling op gebied van repressie en censuur kenmerkt het bewind van Nikita Chroesjtsjov, die de censuur terugschroefde om zich – postuum – af te zetten tegen zijn voormalig politiek rivaal en voorganger Stalin. Merk op dat Soljzenitsyns straf, die hij had opgelopen vanwege zijn kritiek op Stalin, werd verminderd en dat zijn 1ste novelle, Een dag in het leven van Ivan Denisovitsj, eveneens een kritiek op Stalin, in 1962 mocht verschijnen. Net zoals de dood van Stalin een cesuur vormde in de evolutie van het Sovjet-Russische censuurbeleid, leidde ook het afzetten van Chroesjtsjov in de nasleep van de Cubacrisis en een hongersnood in de USSR tot verandering in het censuurbeleid. De censuur werd verscherpt, wat men kan merken in de steeds grotere tegenkanting culminerend in Soljzenitsyns moedige open brief in 1967 met vraag tot het afschaffen van de censuur.

Soljzenitsyn heeft een reputatie nagelaten van moedig politiek dissident, die in tegenstelling tot de normaal menselijke reactie op repressie – zich gedeisd te houden – tot de selecte groep bleek te behoren die zich niet alleen niets aantrok van deze repressie, maar zelfs aanstoot nam aan tegenwerking om de stok nog eens extra in het hoenderhok te gooien, getuige voornoemde open brief in 1967 en zijn aanstootgevende eisenpakket aan partij-ideoloog Soeslov in 1970. Daarmee is Soljzenitsyn tot op vandaag een spreekwoordelijk voorbeeld van politieke moed – en dit niet voor vijf minuten (!), maar gedurende zijn gehele leven – ondanks alle tegenslagen en ronduit vijandige omstandigheden.

Hoewel bij het beschouwen van zijn literaire carrière misschien de nuchtere nuancering zou kunnen gemaakt worden dat Soljzenitsyn na verloop van tijd zijn imago van dissident probeerde te cultiveren, als middel tot persoonlijke bekendheid en voordeel, valt deze overweging dadelijk in het niet bij het overdenken van de risico’s die gepaard gaan met het uiten van kritiek op een regime dat onmenselijke middelen niet schuwde om ‘incorrecte’ meningen de kop in te drukken. Een nuchtere kosten-baten-analyse door een charlatan zou de balans in het voordeel van het plat opportunisme doen overslaan, een weg die Soljzenitsyn zeker niet bewandeld heeft, zodat we met recht en rede kunnen besluiten dat Soljzenitsyn gerekend mag worden tot een van de dapperste idealisten van de laatste eeuw.

Tenslotte kan Soljzenitsyn behalve tot de selecte groep van politiek-culturele koppigaards ook nog gerekend worden tot de uiterst selecte en uitverkoren groep die niet alleen een politieke verschuiving mee heeft kunnen realiseren, maar echter de gevolgen van zijn politiek-literaire activiteiten tevens nog verwezenlijkt zag tijdens zijn eigen leven, of tenminste een schuchter begin daarvan. Soljzenitsyn kan aldus genoemd worden als het voorbeeld bij uitstek van hoe literatuur en een politiek geëngageerde levensloop hun stempel kunnen drukken op de bestaande politieke realiteit, getuige de wederopstanding van Rusland uit de as van de USSR en de persoonlijke band tussen Soljzenitsyn en een van de machtigste figuren van Rusland.

Vbr. stud. philol. Raf Praet

dimanche, 05 octobre 2008

La diplomatie de Staline

stalin-molotov.jpg

 

Robert Steuckers:

 

La diplomatie de Staline

 

L'histoire de notre siècle est enseignée du point de vue américain. Il en va ainsi de la seconde guerre mondiale, de la Guerre Froide et de la Guerre du Golfe. Dans l'optique américaine, le XXième siècle est le “siècle américain”, où doit s'instaurer et se maintenir un ordre mondial conforme aux intérêts américains, qui est simultanément la “fin de l'histoire”, le terminus de l'aventure humaine, la synthèse définitive de la dialectique de l'histoire. Francis Fukuyama, à la veille de la guerre du Golfe, affirmait qu'avec la chute du Rideau de fer et la fin de l'“hégélianisme de gauche” que représentait l'URSS, un seul modèle, celui du libé­ralisme américain, allait subsister pour les siècles des siècles. Sans que plus un seul challengeur ne se pointe à l'horizon. D'où la mission américaine était de réagir rapidement, en mobilisant le maximum de moyens, contre toute velleité de construire un ordre politique alternatif.

 

Quelques années avant Fukuyama, un auteur germano-américain, Theodore H. von Laue, prétendait que la seule véritable révolution dans le monde et dans l'histoire était celle de l'occidentalisation et que toutes les révolutions politiques non occidentalistes, tous les régimes basés sur d'autres principes que ceux en vogue en Amérique, étaient des reliquats du passé, que seuls pouvaient aduler des réactionnaires per­vers que la puissance américaine, économique et militaire, allait allègrement balayer pour faire place nette à un hyper-libéralisme de mouture anglo-saxonne, débarrassé de tout concurrent.

 

Si l'hitlérisme est généralement considéré comme une force réactionnaire perverse que l'Amérique a con­tribué à éliminer d'Europe, on connaît moins les raisons qui ont poussé Truman et les protagonistes atlan­tistes de la Guerre Froide à lutter contre le stalinisme et à en faire également un croquemitaine idéolo­gique, considéré explicitement par von Laue comme “réactionnaire” en dépit de son étiquette “pro­gres­siste”. Cette ambiguïté envers Staline s'explique par l'alliance américano-soviétique pendant la seconde guerre mondiale, où Staline était sympathiquement surnommé “Uncle Joe”. Pourtant, depuis quelques années, de nombreux historiens révisent intelligemment les poncifs que quarante-cinq ans d'atlantisme forcené ont véhiculé dans nos médias et nos livres d'histoire. L'Allemand Dirk Bavendamm a démontré dans deux ouvrages méticuleux et précis quelles étaient les responsabilités de Roosevelt dans le déclen­che­ment des conflits américano-japonais et américano-allemand et aussi quelle était la duplicité du Président américain à l'égard de ses alliés russes. Valentin Faline, ancien ambassadeur d'URSS à Bonn, vient de sortir en Allemagne un ouvrage de souvenirs historiques et de réflexions historiogra­phiques, où ce brillant diplomate russe affirme que la Guerre Froide a commencé dès le débarquement anglo-américain de juin 1944 sur les plages de Normandie: en déployant leur armada naval et aérien, les puissances occi­den­tales menaient déjà une guerre contre l'Union Soviétique et non plus contre la seule Allemagne mo­ri­bonde.

 

Une lecture attentive de plusieurs ouvrages récents consacrés aux multiples aspects de la résistance allemande contre le régime hitlérien nous oblige à renoncer définitivement à interpréter l'histoire de la se­conde guerre mondiale et de l'alliance anglo-américano-soviétique selon le mode devenu conventionnel. L'hostilité à Staline après 1945 provient surtout du fait que Staline entendait pratiquer une diplomatie gé­nérale basée sur les relations bilatérales entre les nations, sans que celles-ci ne soient chapeautées par une instance universelle comme l'ONU. Ensuite, après avoir appris que les deux puissances anglo-saxonnes avaient décidé seules à Casablanca de faire la guerre à outrance au Reich, de déclencher la guerre totale et d'exiger la capitulation sans condition de l'Allemagne nationale-socialiste, Staline s'est senti exclu par ses alliés. Furieux, il a concentré sa colère dans cette phrase bien ciselée, en apparence anodine, mais très significative: «Les Hitlers vont et viennent, le peuple et l'Etat allemands demeurent». Staline ne concevait pas le national-socialisme hitlérien comme le mal absolu ou même comme une es­sence impassable, mais comme un accident de l'histoire, une vicissitude contrariante pour la Russie éternelle, que les armes soviétiques allaient tout simplement s'efforcer d'éliminer. Mais, dans la logique diplomatique traditionnelle, qui est restée celle de Staline en dépit de l'idéologie messianique marxiste, les nations ne périssent pas: on ne peut donc pas exiger de capitulation inconditionnelle et il faut toujours laisser la porte ouverte à des négociations. En pleine guerre, les alliances peuvent changer du tout au tout, comme le montre à l'envi l'histoire européenne. Staline se borne à réclamer l'ouverture d'un second front, pour soulager les armées soviétiques et épargner le sang russe: mais ce front n'arrive que très tard, ce qui permet à Valentin Faline d'expliquer ce retard comme le premier acte de la Guerre Froide entre les puissances maritimes anglo-saxonnes et la puissance continentale soviétique.

 

Cette réticence stalinienne s'explique aussi par le contexte qui précéda immédiatement l'épilogue de la longue bataille de Stalingrad et le débarquement des Anglo-Saxons en Normandie. Quand les armées de Hitler et de ses alliés slovaques, finlandais, roumains et hongrois entrent en URSS le 22 juin 1941, les Soviétiques, officiellement, estiment que les clauses du Pacte Molotov/Ribbentrop ont été trahies et, en automne 1942, après la gigantesque offensive victorieuse des armées allemandes en direction du Caucase, Moscou est contrainte de sonder son adversaire en vue d'une éventuelle paix séparée: Staline veut en revenir aux termes du Pacte et compte sur l'appui des Japonais pour reconstituer, sur la masse continentale eurasiatique, ce “char à quatres chevaux” que lui avait proposé Ribbentrop en septembre 1940 (ou “Pacte Quadripartite” entre le Reich, l'Italie, l'URSS et le Japon). Staline veut une paix nulle: la Wehrmacht se retire au-delà de la frontière fixée de commun accord en 1939 et l'URSS panse ses plaies. Plusieurs agents participent à ces négociations, demeurées largement secrètes. Parmi eux, Peter Kleist, attaché à la fois au Cabinet de Ribbentrop et au “Bureau Rosenberg”. Kleist, nationa­liste allemand de tra­dition russophile en souvenir des amitiés entre la Prusse et les Tsars, va négocier à Stockholm, où le jeu diplomatique sera serré et complexe. Dans la capitale suédoise, les Russes sont ou­verts à toutes les suggestions; parmi eux,  l'ambassadrice Kollontaï et le diplomate Semionov. Kleist agit au nom du Cabinet Ribbentrop et de l'Abwehr de Canaris (et non pas du “Bureau Rosenberg” qui envisageait une balkanisa­tion de l'URSS et la création d'un puissant Etat ukrainien pour faire pièce à la “Moscovie”). Le deuxième protagoniste dans le camp allemand fut Edgar Klaus, un Israëlite de Riga qui fait la liaison entre les Soviétiques et l'Abwehr (il n'a pas de relations directes avec les instances proprement natio­nales-socia­listes).

 

Dans ce jeu plus ou moins triangulaire, les Soviétiques veulent le retour au status quo ante de 1939. Hitler refuse toutes les suggestions de Kleist et croit pouvoir gagner définitivement la bataille en prenant Stalingrad, clef de la Volga, du Caucase et de la Caspienne. Kleist, qui sait qu'une cessation des hostili­tés avec la Russie permettrait à l'Allemagne de rester dominante en Europe et de diriger toutes ses forces contre les Britanniques et les Américains, prend alors langue avec les éléments moteurs de la résistance anti-hitlérienne, alors qu'il est personnellement inféodé aux instances nationales-socialistes! Kleist con­tacte donc Adam von Trott zu Solz et l'ex-ambassadeur du Reich à Moscou, von der Schulenburg. Il ne s'adresse pas aux communistes et estime, sans doute avec Canaris, que les négociations avec Staline permettront de réaliser l'Europe de Coudenhove-Kalergi (sans l'Angleterre et sans la Russie), dont rê­vaient aussi les Catholiques. Mais les Soviétiques ne s'adressent pas non plus à leurs alliés théoriques et privilégiés, les communistes allemands: ils parient sur la vieille garde aristocratique, où demeure le sou­venir de l'alliance des Prussiens et des Russes contre Napoléon, de même que celui de la neutralité tacite des Allemands lors de la guerre de Crimée. Comme Hitler refuse toute négociation, Staline, la résistance aristocratique, l'Abwehr et même une partie de sa garde prétorienne, la SS, décident qu'il doit disparaître. C'est là qu'il faut voir l'origine du complot qui allait conduire à l'attentat du 20 juillet 1944.

 

Mais après l'hiver 42-43, les Soviétiques reprennent pied à Stalingrad et détruisent le fer de lance de la Wehrmacht, la 6ième Armée qui encerclait la métropole de la Volga. La carte allemande des Soviétiques sera alors constituée par le “Comité Allemagne Libre”, avec le maréchal von Paulus et des officiers com­me von Seydlitz-Kurzbach, tous prisonniers de guerre. Staline n'a toujours pas confiance dans les com­mu­nistes allemands, dont il a fait éliminer les idéologues irréalistes et les maximalistes révolution­naires trotskistes, qui ont toujours ignoré délibérément, par aveuglement idéologique, la notion de “patrie” et les continuités historiques pluri-séculaires; finalement, le dictateur géorgien ne garde en réserve, à toutes fins utiles, que Pieck, un militant qui ne s'est jamais trop posé de questions. Pieck fera carrière dans la future RDA. Staline n'envisage même pas un régime communiste pour l'Allemagne post-hitlé­rienne: il veut un “ordre démocratique fort”, avec un pouvoir exécutif plus prépondérant que sous la République de Weimar. Ce vœu politique de Staline correspond parfaitement à son premier choix: parier sur les élites militaires, diplomatiques et politiques conservatrices, issues en majorité de l'aristocratie et de l'Obrig­keits­staat prussien. La démocratie allemande, qui devait venir après Hitler selon Staline, serait d'idéolo­gie conservatrice, avec une fluidité démocratique contrôlée, canalisée et encadrée par un sys­tème d'é­du­ca­tion politique strict.

 

Les Britanniques et les Américains sont surpris: ils avaient cru que l'“Oncle Joe” allait avaliser sans réti­cence leur politique maximaliste, en rupture totale avec les usages diplomatiques en vigueur en Europe. Mais Staline, comme le Pape et Bell, l'Evêque de Chichester, s'oppose au principe radicalement révolu­tionnaire de la reddition inconditionnelle que Churchill et Roosevelt veulent imposer au Reich (qui demeu­rera, pense Staline, en tant que principe politique en dépit de la présence éphémère d'un Hitler). Si Roosevelt, en faisant appel à la dictature médiatique qu'il tient bien en mains aux Etats-Unis, parvient à réduire au silence ses adver­saires, toutes idéologies confondues, Churchill a plus de difficulté en An­gle­terre. Son principal adversaire est ce Bell, Evêque de Chichester. Pour ce dernier, il n'est pas ques­tion de réduire l'Allemagne à néant, car l'Allemagne est la patrie de Luther et du protestantisme. Au jusqu'au-boutisme churchillien, Bell op­pose la notion d'une solidarité protestante et alerte ses homo­logues néer­lan­dais, danois, norvégiens et suédois, de même que ses interlocuteurs au sein de la résis­tance allemande (Bonhoeffer, Schönfeld, von Moltke), pour faire pièce au bellicisme outrancier de Churchill, qui s'exprima par les bombardements mas­sifs d'objectifs civils, y compris dans les petites villes sans infrastructure industrielle importante. Pour Bell, l'avenir de l'Allemagne n'est ni le nazisme ni le com­munisme mais un “ordre libéral et démocratique”. Cette solution, préconisée par l'Evêque de Chichester, n'est évidemment pas acceptable pour le nationa­lisme allemand traditionnel: il constitue un retour subtil à la Kleinstaaterei, à la mosaïque d'états, de prin­cipautés et de duchés, que les visions de List, de Wagner, etc., et la poigne de Bismarck avaient effacé du centre de notre continent. L'“ordre démocratique fort” suggéré par Staline est plus acceptable pour les nationalistes allemands, dont l'objectif a toujours été de créer des insti­tu­tions et une paedia  fortes pour protéger le peuple allemand, la substance ethnique ger­manique, de ses pro­pres faiblesses politiques, de son absence de sens de la décision, de son particula­risme atavique et de ses tourments moraux incapa­citants. Aujourd'hui, effectivement, maints observa­teurs nationalistes constatent que le fédéralisme de la constitution de 1949 s'inscrit peut-être bel et bien dans une tradition ju­ridico-constitutionnelle allemande, mais que la forme qu'il a prise, au cours de l'histoire de la RFA, révèle sa nature d'“octroi”. Un octroi des puissances anglo-saxonnes...

 

Face aux adversaires de la capitulation inconditionnelle au sein de la grande coalition anti-hitlérienne, la résistance allemande demeure dans l'ambiguïté: Beck et von Hassell sont pro-occidentaux et veulent poursuivre la croisade anti-bolchevique, mais dans un sens chrétien; Goerdeler et von der Schulenburg sont en faveur d'une paix séparée avec Staline. Claus von Stauffenberg, auteur de l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, provient des cercles poético-ésotériques de Munich, où le poète Stefan George joua un rôle prépondérant. Stauffenberg est un idéaliste, un “chevalier de l'Allemagne secrète”: il refuse de dia­lo­guer avec le “Comité Allemagne Libre” de von Paulus et von Seydlitz-Kurzbach: “on ne peut pas ac­cor­der foi à des proclamations faites derrière des barbelés”.

 

Les partisans d'une paix séparé avec Staline, adversaires de l'ouverture d'un front à l'Est, ont été immé­diatement attentifs aux propositions de paix soviétiques émises par les agents en place à Stockholm. Les partisans d'une “partie nulle” à l'Est sont idéologiquement des “anti-occidentaux”, issus des cercles con­servateurs russophiles (comme le Juni-Klub  ou les Jungkonservativen  dans le sillage de Moeller van den Bruck) ou des ligues nationales-révolutionnaires dérivées du Wandervogel ou du “nationalisme solda­tique”. Leur espoir est de voir la Wehrmacht se retirer en bon ordre des terres conquises en URSS et se replier en-deçà de la ligne de démarcation d'octobre 1939 en Pologne. C'est en ce sens que les exégètes contemporains de l'œuvre d'Ernst Jünger interprètent son fameux texte de guerre, intitulé “Notes cauca­siennes”. Ernst Jünger y perçoit les difficultés de stabiliser un front dans les immenses steppes d'au-delà du Don, où le gigantisme du territoire interdit un maillage militaire hermétique comme dans un paysage centre-européen ou picard-champenois, travaillé et re-travaillé par des générations et des générations de petits paysans opiniâtres qui ont maillé le territoire d'enclos, de propriétés, de haies et de constructions d'une rare densité, permettant aux armées de s'accrocher sur le terrain, de se dissimuler et de tendre des embuscades. Il est très vraisemblable que Jünger ait plaidé pour le retrait de la Wehrmacht, espérant, dans la logique nationale-révolutionnaire, qui avait été la sienne dans les années 20 et 30, et où la russo­philie politico-diplomatique était bien présente, que les forces russes et allemandes, réconciliées, allaient interdire à tout jamais l'accès de la ”forteresse Europe”, voire de la “forteresse Eurasie”, aux puissances thalassocratiques, qui pratiquent systématiquement ce que Haushofer nommait la “politique de l'ana­con­da”, pour étouffer toutes les velleités d'indépendance sur les franges littorales du “Grand Continent” (Eu­ro­pe, Inde, Pays arabes, etc.).

 

Ernst Jünger rédige ses notes caucasiennes au moment où Stalingrad tombe et où la 6ième Armée est anéantie dans le sang, l'horreur et la neige. Mais malgré la victoire de Stalingrad, qui permet aux Sovié­ti­ques de barrer la route du Caucase et de la Caspienne aux Allemands et d'empêcher toute manœuvre en a­mont du fleuve, Staline poursuit ses pourparlers en espérant encore jouer une “partie nulle”. Les So­vié­ti­ques ne mettent un terme à leurs approches qu'après les entrevues de Téhéran (28 no­vembre - 1 dé­cem­bre 1943). A ce moment-là, Jünger semble s'être retiré de la résistance. Dans son cé­lèbre interview au Spie­gel en 1982, immédiatement après avoir reçu le Prix Goethe à Francfort, il déclare: «Les attentats ren­forcent les régimes qu'ils veulent abattre, surtout s'ils ratent». Jünger, sans doute comme Rommel, refusait la logique de l'attentat. Ce qui ne fut pas le cas de Claus von Stauffenberg. Les décisions prises par les Alliés occidentaux et les Soviétiques à Téhéran rendent impossibles un retour à la case départ, c'est-à-dire à la ligne de démarcation d'octobre 1939 en Pologne. Soviétiques et Anglo-Saxons se mettent d'accord pour “déménager l'armoire Pologne” vers l'Ouest et lui octroyer une zone d'occupation perma­nen­te en Silésie et en Poméranie. Dans de telles conditions, les nationalistes alle­mands ne pouvaient plus négocier et Staline était d'office embarqué dans la logique jusqu'au-boutiste de Roosevelt, alors qu'il l'a­vait refusée au départ. Le peuple russe paiera très cher ce changement de poli­tique, favorable aux A­méricains.

 

Après 1945, en constatant que la logique de la Guerre Froide vise un encerclement et un containment  de l'Union Soviétique pour l'empêcher de déboucher sur les mers chaudes, Staline réitère ses offres à l'Allemagne exsangue et divisée: la réunification et la neutralisation, c'est-à-dire la liberté de se donner le régime politique de son choix, notamment un “ordre démocratique fort”. Ce sera l'objet des “notes de Staline” de 1952. Le décès prématuré du Vojd  soviétique en 1953 ne permet pas à l'URSS de continuer à jouer cette carte allemande. Khrouchtchev dénonce le stalinisme, embraye sur la logique des blocs que refusait Staline et ne revient à l'anti-américanisme qu'au moment de l'affaire de Berlin (1961) et de la crise de Cuba (1962). On ne reparlera des “notes de Staline” qu'à la veille de la perestroïka, pendant les mani­festations pacifistes de 1980-83, où plus d'une voix allemande a réclamé l'avènement d'une neutralité en dehors de toute logique de bloc. Certains émissaires de Gorbatchev en parlaient encore après 1985, no­tamment le germaniste Vyateslav Dachitchev, qui prit la parole partout en Allemagne, y compris dans quelques cercles ultra-nationalistes.

 

A la lumière de cette nouvelle histoire de la résistance allemande et du bellicisme américain, nous devons appréhender d'un regard nouveau le stalinisme et l'anti-stalinisme. Ce dernier, par exemple, sert à ré­pandre une mythologie politique bricolée et artificielle, dont l'objectif ultime est de rejeter toute forme de concert international reposant sur des relations bilatérales, d'imposer une logique des blocs ou une lo­gique mondialiste par le truchement de cet instrument rooseveltien qu'est l'ONU (Corée, Congo, Irak: toujours sans la Russie!), de stigmatiser d'avance tout rapport bilatéral entre une puissance européenne moyenne et la Russie soviétique (l'Allemagne de 1952 et la France de De Gaulle après les événements d'Algérie). L'anti-stalinisme est une variante du discours mondialiste. La diplomatie stalinienne, elle, était à sa façon, et dans un contexte très particulier, conservatrice des traditions diplomatiques européennes.

 

Robert STEUCKERS.

 

Bibliographie:

- Dirk BAVENDAMM, Roosevelts Weg zum Krieg. Amerikanische Politik 1914-1939, Herbig, München, 1983.

- Dirk BAVENDAMM, Roosevelts Krieg 1937-45 und das Rätsel von Pearl Harbour, Herbig, München, 1993.

- Valentin FALIN, Zweite Front. Die Interessenkonflikte in der Anti-Hitler-Koalition,  Droemer-Knaur, München, 1995.

- Francis FUKUYAMA, La fin de l'histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.

- Klemens von KLEMPERER, German Resistance Against Hitler. The Search for Allies Abroad. 1938-1945,  Oxford University Press/Clarendon Press, 1992-94.

- Theodore H. von LAUE, The World Revolution of Westernization. The Twentieth Century in Global Perspective,  Oxford University Press, 1987.

- Jürgen SCHMÄDEKE/Peter STEINBACH (Hrsg.), Der Widerstand gegen den National-Sozialismus. Die deutsche Gesellschaft und der Widerstand gegen Hitler,  Piper (SP n°1923), München, 1994.

jeudi, 11 septembre 2008

G. Galli: la politique et les mages

lpb7_mage.jpg

 

Robert STEUCKERS:

 

 

Giorgio Galli: la politique et les mages

 

Giorgio Galli est un politologue réputé en Italie: on lui doit une Storia del partito armato (1986), une Storia dei partiti politici europei (1990) et un ouvrage sur les partis politiques italiens (I partiti politici italiani, 1991). Depuis deux ou trois ans, le Prof. Galli s'est intéressé à un aspect de la politique que la corporation des politologues universitaires a ignoré délibérément: l'influence des doctrines ésotériques et des “mages” sur l'action des grands hommes politiques. En effet, depuis la nuit des temps, ésotérismes et mages influencent considérablement les grands décideurs et les mobiles de leur action. Depuis que le monde est monde, le simple observateur désengagé constate des phénomènes politiques inquiétants qu'il cherche sans cesse à refouler, à oublier, à nier, ou à exhiber par tous les moyens pour dénoncer ce qu'il rejette ou pour alarmer ses semblables: ces phénomènes sont les rapports (toujours ambigus) entre la politique et la “magie”. Dans l'antiquité on considérait effectivement que ceux qui détenaient le pouvoir étaient des hommes doués de facultés extraordinaires, s'appuyant sur les conseils d'un mage, qu'ils possédaient à leur service et dont ils exploitaient les pouvoirs. Les historiens grecs et romains racontent comment les chefs de guerre célèbres du monde antique s'adonnaient avant la bataille aux “sciences” de la divination.

 

Avec l'avènement du christianisme, les mages semblent disparaître de la scène politique: on les accuse de sorcellerie et de commerce avec le diable. L'Age des Lumières prend ensuite le relais du christianisme et décrète unilatéralement que les “sciences” des mages sont de pures superstitions primitives. Pourtant en dépit de ces discours pieux ou rationalistes, les siècles de logique n'ont pas réussi à évacuer totale­ment les rapports effectifs entre la politique et la magie. Ceux qui détiennent le pouvoir y font encore ap­pel pour se maintenir en selle, pour augmenter leur puissance, pour vaincre leurs ennemis ou pour se donner plus simplement l'illusion de le faire. En dépit des discours rationnels, scientifiques ou logiques, les dirigeants de ce monde font encore appel à des pratiques remontant à la plus haute antiquité, trahis­sant l'immortalité de l'âme primitive qui reste tapie au fond de tout homme. Il y a tout lieu de croire que l'avenir ne sera pas différent.

 

Donnons un exemple: Adolf Hitler, dans les derniers jours de sa vie, au fond du bunker de Berlin, était certes obsédé par l'arrivée imminente des chars soviétiques, mais il l'était encore plus par une légende ancienne et obscure: celle de l'“amandier en fleurs”, qui annonçait la mort en 1945 du “lion gammé”. Dans son nouveau livre, Giorgio Galli rassemble les données étonnantes qu'il a collationnées au cours de nom­breuses années de travail. Galli est désormais un politologue attentif au thème de l'ésotérisme: il repère ses traces dans toute l'histoire politique européenne, depuis Richelieu jusqu'à Reagan. Même les person­nages qui nous apparaissent comme les plus rationnels dans l'histoire et dans la pensée politiques euro­péennes sont au nombre de ceux qui ont eu recours à des pratiques irrationnelles, magiques. Hobbes (avec les “corps invisibles”), Blanqui, Antonin Artaud, Staline, Reagan, Ceaucescu, Dante, Mussolini, Gorbatchev, Peron (avec Lopez Rega), Max Weber, Churchill (avec l'influence de Mackenzie King), Dracula: les dimensions ésotériques de leur pensée ou de leur action sont passées au crible d'une ana­lyse rigoureuse et méticuleuse. La politique européenne semble avoir évolué entre le paranormal et l'occultisme, entre l'alchimie et la magie.

 

Dans son introduction, Galli rappelle que Galilée et Kepler s'intéressaient à l'astrologie et Newton à l'alchimie et que ces intérêts sont à l'origine de leur astronomie ou de leur physique rationnelle et scienti­fique. Officiellement, il semble que l'astrologue de la Cour de Charles 1 Stuart, William Lilly, soit le dernier de sa corporation et ait clos l'ère des astrologues de cour, donc des rapports officiels et acceptés entre politique et ésotérisme. Ce ne fut pourtant pas le cas car l'ésotérisme est revenu, sporadiquement, en coulisses, officieusement, mais sans discontinuité: pendant la Révolution française, dans l'Angleterre victorienne, dans la Roumanie de Codreanu, au Portugal de Pessoa (l'“occultisme ethno-lusitanien”), aux Etats-Unis comme en Argentine, dans l'Italie fasciste, dans la Russie bolchevique.

 

Satanisme marxien et cosmisme russo-soviétique

 

La présence de la Russie bolchevique étonne, car, officiellement, elle représente la récapitulation com­plète et totale d'une modernité sans plus aucun arrière-monde ni au-delà, la manifestation d'un pouvoir politique éminemment matérialiste et rationaliste. Pour Galli, il est possible de parler de “bolchevisme ma­gique”: Karl Marx lui-même, d'après un témoignage maladroit de sa domestique, aurait pratiqué des rituels magiques avant de mourir à Londres. D'autres évoquent le possible “satanisme” de Marx. Parmi eux, Jacques Derrida, qui a procédé à une lecture décryptante des textes et manifeste de l'auteur du Capital. Quoi qu'il en soit, Galli pense qu'une veine d'ésotérisme, difficilement discernable, traverse l'œuvre de Marx. Après lui, Lénine forge une vulgate marxiste, en apparence exempte d'ésotérisme, mais que d'autres communistes russes grefferont sur les filons autochtones de l'ésotérisme russe. Staline aurait-il été fidèle au “satanisme” de Marx, en signant ses premiers écrits des pseudonymes de “Demonochvili” (= émule du Diable) et de “Besochvili” (= Le démoniaque)?

 

Galli pense que les traditions ésotériques russes n'ont pas été interrompues ni éliminées avec la victoire des Bolcheviques. Pour Alexandre Douguine, que cite Galli à la suite de la publication par la revue Orion de son étude sur le “cosmisme” russe, un véritable complot idéologique, sur base ésotérique, a traversé toute l'histoire de l'Union Soviétique: «Par complot idéologique, j'entends l'accord entre certains person­nages et certains groupes portant en avant une idéologie différente et particulière par rapport au mode de pensée généralisé d'une société donnée. Cet accord propose d'imposer un changement radical visant à transformer les rapports idéologiques stabilisés pour instaurer de nouvelles valeurs brusquement et traumatiquement». Douguine, traditionaliste et traducteur de Guénon et d'Evola, estime que le cosmisme, qui a été l'idéologie réelle de l'URSS  —et non pas le communisme comme avatar du rationalisme et du ma­térialisme ouest-européen—,  présentait des aspects positifs (quand il agissait en tant que national-communisme) et des aspects négatifs (quand il agissait pour le compte de l'idéologie mondia­liste/cosmopolite). Le premier doctrinaire du cosmisme russe est Fiedorov, qui prétendait avoir reçu une “illumination” en 1851, lui ayant permis d'écrire son ouvrage majeur et prophétique: La philosophie de la Cause Commune. Fiedorov y présente son projet: favoriser l'avènement de l'«Homme Nouveau Théurgique», à travers des processus scientifiques et psychiques. Au bout du compte, nous aurions eu comme telos  des efforts révolutionnaires: la «Nouvelle Humanité Unifiée Théurgique».

 

Bogdanov et «L'Etoile rouge»

 

Parmi les doctrinaires communistes officiels qui ont répété quasi exactement ce discours de Fiedorov, il y avait Bogdanov, explique Douguine, dont le communisme était effectivement utopique, théurgique et ma­gique. Satan y était présenté comme le “dieu du prolétariat”. Bogdanov écrivait aussi des romans fantasti­ques et futuristes. L'un de ces romans s'intitulait L'Etoile rouge et parlait de la réalisation d'un communis­me pur sur la planète Mars, ce qui, en termes gnostiques et cabbalistiques, signifie Sémélé, figure asso­ciée à Satan. Mieux: Bogdanov a fondé l'Institut de Transfusion du Sang, espérant par des transfusions ré­pétées régé­nérer l'humanité. Cette pratique causera sa propre mort, mais elle est symptomatique des cultes habituel­lement désignés comme “satanistes”.

 

Pour le journaliste contemporain russe lié au FSN, Alexandre Prokhanov, la symbolique égyptienne du mausolée de Lénine, avec sa pyramide tronquée, indique la présence d'un ésotérisme derrière l'édifice rationnel du communisme. Douguine, puis Galli, citent l'interprétation de Prokhanov: «Cet édifice a une signification très particulière, de type mystique. Le bolchevisme des origines était profondément impré­gné de l'idée de la résurrection des morts, de la disparition du processus de putréfaction, de la transfor­mation des chairs mortes en une vie nouvelle». Autre pratique abondant dans ce sens: la conservation du cerveau de Lénine et l'étude de son tissu cellulaire.

 

Quant à Andréï Platonov, autre personnage du communisme officiel que Douguine classe parmi les “cosmistes”, il voulait faire sauter les montagnes du Pamir, de façon à ce que les vents du Sud puissent souffler sur les plaines d'Asie centrale jusqu'aux toundras des bords de l'Arctique afin de les fertiliser. Platonov a passé des années à calculer la quantité de dynamite nécessaire. Mais, à part cela, son œuvre littéraire est très belle, messianique et fantastique, passionante pour les amateurs de science-fiction. Plus tard, toute l'épopée spatiale soviétique porte la trace du cosmisme issu de la pensée “illuminée” de Fiedorov. Les années 60 ont renoué peu ou prou avec l'eschatologie cosmisto-bolchevique des origines: on voit réapparaître les recherches de parapsychologie, de radiesthésie, d'hypnotisme. Gorbatchev, se­lon Douguine, aurait voulu continuer ce néo-cosmisme, dans le sens où le terme de perestroïka se re­trouve dans l'œuvre de Fiedorov et de Vernadsky (père de la bombe atomique soviétique et cosmiste). Eltsine est celui qui aurait fait machine arrière.

 

Galli ne prend pas toutes les affirmations de Douguine pour argent comptant, mais constate que dans tous les camps du monde politique russe actuel, on constate des traces d'ésotérisme ou de pratiques magiques ou pseudo-scientifiques, des prophéties et des horoscopes étonnants. A la lecture de ce cha­pitre consacré à la Russie bolchevique, on est bien forcé d'admettre que le rationalisme et le matérialisme officiels du communisme n'ont été finalement que des façades, derrière lesquels s'activait une idéologie théurgique, plutôt dérivée de Fiedorov et de Rerich (redécouvert et réhabilité par Gorbatchev) que de Marx et des matérialistes occidentaux. A moins que Marx ait été vraiment  —et à fond—  un “sataniste”.

 

Robert STEUCKERS.

 

- Giorgio GALLI, La politica e i maghi. Da Richelieu a Clinton, Rizzoli, Milan, 1995, 322 p., 30.000 Lire, ISBN 88-17-84402-0.